samedi 3 mars 2012

Monsieur LUBLIN (suite n°III)

Quand à la fin de cette même année, Lalou me donna le conseil de lire La Recherche du temps perdu à laquelle, estimait-il, j’étais en âge désormais de m’intéresser, je lui fis part de ce que Monsieur Lublin, de son côté, nous avait vivement recommandé cette lecture. J’ajoutai que je le soupçonnais de n’en avoir pas parcouru une ligne. Lalou, sans relever mon impertinence, accentua un sourire que la seule idée de son collègue historien devenu propagateur de l’œuvre de Proust avait suffi à lui inspirer.

Si les mystères de Combray et les jeux de barres de Gilberte aux Champs Elysées conservaient très probablement tout leur mystère pour Monsieur Lublin, celui-ci, à l’instar de chacun de nous, n’en était pas moins un fétu lancé dans la grande cataracte du temps proustien : ainsi je restais sans nouvelle de lui pendant plusieurs années.

Le hasard fit pourtant que je le revis un jour. Au lycée, il n’était plus de saison de le saluer ou d’échanger quelques mots avec lui comme il nous arrivait de le faire avec certains des professeurs que nous avions eus pendant les années précédentes : Monsieur Lublin avait quitté Boileau pour aller enseigner à la Faculté de lettres de Gourmes. Comment avait-il obtenu, tout jeune encore, une promotion que certains de ses collègues plus chevronnés devaient attendre pendant une bonne partie de leur carrière, si jamais elle leur advenait un jour ? Boileau avait-il cherché à l’écarter en lui facilitant l’accès à une autre destination plus flatteuse ? Mais Lublin n’avait rien d’un trublion ; son ignorance était grande sans doute, mais aimable, toujours conforme aux préceptes en vigueur. Ses élèves travaillaient normalement avec lui et l’aimaient bien. S’il n’avait jamais songé, mis à part Boudry, à s’intéresser aux éléments les moins doués de ses classes et à essayer de les faire progresser, il soignait néanmoins, en professeur avisé, sa brochette de bons élèves qui honorait ses qualités de pédagogue. Les C à cet égard le comblaient.

Une équipe de champions fonçait en tête des classes scientifiques. Les littéraires, eux, étaient à la traîne : l’étude du latin avait été retardée de la sixième à la cinquième dès la rentrée de septembre 1961 avant de reculer encore, quelques années plus tard, pour ne plus débuter qu’en quatrième. Les sections « modernes » allaient se multiplier, marquant d’autant le recul des humanités classiques. En quelques années beaucoup d’élèves abandonnèrent le latin, jadis emblématique de la culture scolaire ; que faire des grands auteurs antiques dans un monde productif et planifié ? À partir de cette époque les classes littéraires ne se définissaient plus que comme le négatif des sections mathématiques. Le manque de compétitivité des réprouvés que nous devenions dans un établissement où les non-latinistes trouvaient une justification grandissante, désespérait ceux de nos professeurs qui avaient encore foi en leur mission d’éducateur. Nous bornions nos efforts à recopier à la bibliothèque municipale de Mirmont la traduction des versions latines que nous avions à faire chez nous ; le texte circulait dans la classe à chaque devoir sans que nous ayons à nous préoccuper de l’obtenir. En dehors de quelques livres ambitieux qu’il était obligatoire d’avoir parcourus en littérature, les genres les plus prisés des élèves de A étaient le roman policier et la bande dessinée. La musique et les beaux arts n’avaient pas droit de cité. Nos professeurs de français, même cultivés en la matière comme c’était le cas de Monsieur Lalou à qui il arrivait de se distinguer sur France Musique dans des émissions où la radio récompensait l’érudition de ses auditeurs, ne trouvaient jamais à s’y référer lorsqu’ils nous parlaient d’un courant ou d’une œuvre littéraire. La musique, pour eux, manquait d’« idées » et n’appelait pas à la dissertation.

Tel était le bois dont on commençait à faire les littéraires : celui d’une population sans emploi et surnuméraire. Nos classes comptaient un cénacle de dix individus qui marchaient bien : ils étaient abonnés au tableau d’honneur et attendaient sans crainte leur bulletin trimestriel. D’eux, les professeurs s’occupaient. Les autres, ne pouvaient compter que sur eux-mêmes s’ils avaient décidé de se hisser à un meilleur niveau. À condition de ne pas prétendre s’améliorer, ils avaient au moins la ressource de croupir à leur aise, ancrés dans une tranquille indifférence, sans être autrement inquiétés par l’appareil pédagogique qui était censé les contrôler. Il n’était pas rare, lorsqu’ils se tenaient silencieux, qu’à la fin de l’année le professeur ne connût toujours pas leur nom.

Une politique vouée seulement à l’émergence des meilleurs ne pouvait rien pour soutenir le niveau général. Car à mesure que la queue du classement descendait les derniers degrés de l’échelle de notation, la tête de la classe subissait une attraction parallèle et, encline à se satisfaire d’une domination relative, perdait progressivement de sa supériorité comme cela avait été le cas du malheureux Plichon dans notre section.

Lublin, semblable à la plupart de ses collègues, limitait mentalement ses effectifs aux dix premières places ; c’était une  manière comme une autre de lutter contre la surpopulation au sein de notre lycée.

La dernière fois que j’ai rencontré Monsieur Lublin, ce fut par hasard en juin 1970. Notre ancien professeur d’histoire se promenait avec son petit garçon âgé de quatre ou cinq ans. Il m’apparut changé ;  de même qu’il s’était étoffé physiquement, il donnait l’impression au moral de s’être alourdi : sa joie de vivre semblait enfuie. Nous bavardâmes pendant une dizaine de minutes dans la bousculade du carrefour de la rue Victor Hugo et de la rue de la Liberté. Après que je lui eus expliqué où j’en étais de mes études, je lui demandai s’il enseignait toujours à la Faculté de Gourmes. Il en profita pour s’épancher en griefs vagues et mystérieux, avec une loquacité qui dénotait un désenchantement proche de l’idée fixe. Il parlait d’un ton désabusé que je ne lui connaissais pas, discourant presque mécaniquement pour lui seul, sans avoir besoin d’être relancé, émaillant ses propos de mots familiers dont je ne l’avais pas entendu user lorsque je comptais parmi ses élèves du lycée Boileau. (Il avait au contraire vertement repris l’un de nos camarades qui s’était cru autorisé, pendant un cours, à critiquer les choix de carrière de Maurice Chevalier, reprochant au créateur de "Prosper" d’avoir chanté Le Twist du canotier en compagnie des Chaussettes Noires et de s’être ainsi comporté comme « un type qui bouffe à tous les râteliers ». – Non, mais où vous croyez-vous ?, l’avait aussitôt interrompu Lublin, jusque là intéressé par la discussion dont le sujet portait effectivement sur le chanteur, mais choqué par la crudité de langage de notre camarade). Le jour où je le rencontrai, tout dans le discours de Lublin sentait le après moi le déluge et, phénomène plus frappant encore, ses idées avaient radicalement changé de bord.

(à suivre)

2 commentaires:

  1. Toujours aussi intéressant ! La suite !

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  2. C'est toujours un plaisir de lire ce blog ! La chute de cet article, aussi inattendue que savoureuse, laisse effectivement le lecteur sur sa faim... Nous attendons la suite !

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