samedi 24 mars 2012

Johnny Circus (1972)

Ce soir, après avoir fêté entre amis la fin de notre troisième année de droit, nous nous rendons sur la place des halles où le chapiteau du « Johnny Circus » a été dressé dans la journée. Etant donné l’heure tardive, nous n’avons pas l’intention d’assister au spectacle mais de nous faire une idée de l’ambiance qui environne la tournée de la vedette.

Lorsque nous arrivons, il est à peu près onze heures et demie. Le groupe pop Ange a terminé son exhibition de même que Nanette Workman, une jeune chanteuse américaine, jolie fille, qui partage, dit-on, l’intimité de Johnny Hallyday. À ce propos le journal France Dimanche intitulait un de ses récents articles : « Johnny et Sylvie s’aiment toujours, ça crève les yeux ! ». (Un an plus tard, le couple chantera en duo « Si tu n’es pas vraiment l’amour, tu lui ressemble » le temps d’une éphémère réconciliation.)

 La place des halles est couverte de voitures ; au centre se dresse une grande tente d’où sort une musique assourdissante qui se répand dans tout le quartier. Alors que nous pensions surprendre des bribes du concert du dehors, nous trouvons la toile largement ouverte : la foule se presse autour d’une estrade fouettée par les projecteurs où s’empilent à première vue l’appareillage de la sonorisation, les amplificateurs, les micros, les rampes électriques et d’autres équipements dont j’ignore la fonction. Nous entrons sans peine car le cirque est loin d’être bondé. Johnny est en train de chanter avec des sanglots dans la voix le dernier en date de ses grands succès : « Que je t’aime ». Nous distinguons bientôt sa silhouette sanglée dans un ensemble collant orange, cheveux mi-longs, visage émacié et sans expression.

Nous assistons ainsi aux vingt dernières minutes du tour de chant de l’idole, toutes consacrées à des rock’ n’ roll enfilés dans un tohu-bohu de guitares électriques, de batterie et de cuivres qui étouffe harmonies et rythmes. Fait remarquable, le chanteur, qui se dépense sans compter, reste audible au sein du vacarme ; par un ensemble de prouesse sportive et de performance vocale, Johnny Hallyday, sur cette place ingrate de Mirmont habitée par ses halles en béton et son parking mal asphalté, donne de lui ce qu’il a toujours concédé à son public, même dans des circonstances plus grandioses : sa sueur, sa voix, sa conviction, le meilleur de son être. Ses gestes, ses attitudes n’ont pas varié ; le cérémonial reste le même qu’aux grandes heures de sa consécration. La chemise trempée que les fans se disputent sauvagement, le torse nu, la figure ruisselante ; seule innovation conforme au goût du jour, une croix pend au bout d’une chaîne sur son poitrail. Apparemment l’adolescent du Golf Drouot reste l’objet de la même adulation. Des gardes du corps l’encadrent en permanence pour le soustraire à l’admiration déréglée d’un public fasciné. Les garçons comme les filles se lancent sur les planches pour tenter de toucher ou d’embrasser le demi-dieu et d’attacher à leur vie quelque chose de son pouvoir thaumaturgique. Celui-ci, auréolé de lumières violentes, retentissant comme un tonnerre, se bat seul sur son estrade, dans des poses tout à tour tourmentées ou farouches, de triomphe ou de défaite. Contre qui ou contre quoi, ce combat épuisant qui semble n’avoir d’autre adversaire que soi-même ?

De la foule compacte qui se presse au pied du podium, des bras se lèvent avec des mains qui font le V de la victoire ; des clameurs indistinctes la parcourent et même, dirait-on, la secouent sous le coup d’une commotion électrique. Des filles s’évanouissent qu’on évacue, comme les sacrifiées anonymes d’une célébration païenne dont le chanteur serait le grand prêtre voué à foi du twist, de la Camargue, de Sylvie, de la Nuit, des copains et du désespoir. Ses fidèles, ceux-là qui se jettent sur lui, l’étreignent, et qu’on renvoie rudement dans la cohue d’où ils émergent, en les y précipitant par les pieds et par les mains, ont en général dans les seize, dix-sept ou dix-huit ans. Ils se prêtent avec une ferveur passionnée au rituel d’adulation où communie encore le public de Johnny Hallyday. La pâmoison, les mains en l’air, les cris d’hystérie, l’escalade des tréteaux, la course jusqu’au chanteur qui s’offre immobile, épuisé, à l’exaltation de son auditoire, parfois la bagarre lorsqu’une mêlée gêne l’accès jusqu’à la divinité, puis l’intervention du service d’ordre composé de quatre types carrés qui passent leur temps à refouler les enthousiasmes inconsidérés.

Rien apparemment n’a changé depuis dix ans que le phénomène Hallyday existe ; seulement, si la vénération qu’il suscite se traduit toujours par des actes forcenés, le rang des fidèles s’appauvrit. L’ensemble de l’exhibition dont la progression est habilement dosée, apparaît comme une mise en condition, un exercice gradué ou hypnotique. L’envolée, les transes, le déchaînement des fans n’ont plus le caractère spontané, irrésistible, provoquant qui était le leur à l’orée des années 60. Aujourd’hui c’est un culte qui tente de se survivre, fondé sur la tradition et une technique sans surprise. Il n’est pas une des réactions du public qui ne soit provoquée par la mise en scène, les interrogations de la divinité jetées à l’adresse de la salle « Est-il quelqu’un qui m’aime ici ce soir ? », les mains serrées dans la foule par l’idole, l’épreuve physique, le charivari.

Quand les filles sont transportées évanouies vers une hypothétique infirmerie qui les guérira de leur excès d’émotion, on peut se demander si l’excitation que leur communique la présence incarnée de l’être idéal en est vraiment la cause ou si elle ne résulte pas aussi bien de la presse et de la chaleur… Ce bouleversement n’atteint d’ailleurs que le premier carré des fans massés, agglomérés, remués comme une pâte ne fusion au bas de la scène. À mesure qu’on s’écarte de ce coin d’irréductibles qui telle la vieille garde impériale résiste à l’assaut d’une réalité accablante, l’animation fait place au scepticisme ou à la dérision. À côté de nous, les gens regardent avec curiosité ; certains plaisantent entre eux, d’autres rient tout seuls. Si on veut s’approcher, l’assistance s’écarte sans difficulté ; personne n’est jaloux de conserver sa priorité. Tout cela laisse une impression de mélancolie, cette tente partiellement vide, cet artiste dont l’étoile a pâli, réduit à tourner sous un chapiteau, comme un bateleur de foire, pour prolonger les feux d’une gloire déjà vacillante.

Un instant, me reviennent à l’esprit les souvenirs du « musée de Salut les Copains », des hit parades suivis sur le transistor de mes parents les fins d’après-midi des jours de classe dans les années 60 ; la figure de mon camarade de lycée, Jean-Claude Bertrand, qui m’entretint tout au long de notre année de quatrième des mille merveilles que recèlerait le film D’où viens-tu Johnny ? dont il attendait la sortie avec une impatience enthousiaste ; de la mère de Bertrand, veuve et peu argentée, qui avait fini par céder aux instances de son fils en lui offrant une coûteuse guitare électrique, pailletée et biscornue avec un vibrato, dont j’ignore si son propriétaire a jamais pu tirer un son supportable. Du service militaire de Johnny Hallyday en Allemagne…

La tournée du Johnny Circus, ce sont les derniers accents de nos quatorze ans qui s’ensevelissent sans cérémonial ni oraison funèbre, dans la nuit silencieuse de Mirmont.

 

[Quelques jours plus tard Johnny Hallyday a dû prématurément mettre un terme à la tournée du Johnny Circus, en raison d’une affluence insuffisante.]

2 commentaires:

  1. Johnny Halliday au creux de la vague, cela semble si improbable aujourd'hui... et pourtant ! Merci de nous faire partager tous ces souvenirs de façon si vivante !

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  2. Article très intéressant, merci !

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