samedi 14 avril 2012

Grève Universitaire (1972)

Madame Brissou

 

Une petite fille replète qui a grandi dans les bibliothèques et le respect des maîtres, telle est Madame Brissou. Elle voue un culte aux auteurs réputés, au travail et à la compétition scolaire comme une valeureuse petite fleur de l’Université dont elle est l’éclosion exemplaire. Ponctuelle, avec cette sagesse qui consiste à refléter exactement l’opinion dominante et à l’ingérer sans la corrompre d’aucun suc intérieur, elle va à la Faculté comme jadis les enfants de Marie allaient à l’office dominical : déférente et naïvement fière de figurer dans le chœur. Elle papote avec les uns et les autres, les lunettes en avant, le fessier en arrière, le verbe précipité comme celui d’une collégienne qui confie ses espoirs ou sa vision de la vie. Un sourire inaltérable tend sa face joufflue d’éternelle gamine, celui d’une conscience heureuse mais timide aussi, qui s’exprime maladroitement et dissimule sa gêne sous un petit rire nerveux. Elle jubile ; moitié par manque d’imagination, moitié parce qu’elle sent que sa situation d’assistante et de professeur à la demi-solde, ânonnant sa dictée en guise de cours magistral, l'a mise au meilleur rang qu’elle puisse ambitionner. Madame Brissou n’est pas sujette aux idées noires - et sans doute à toute idée tout court, quelle qu’en soit la coloration.

Justement, aujourd’hui, le… février 1972, il y a grève à la Faculté de droit de Mirmont. Héritage des évènements de mai 68, les cours s’interrompent chaque année pendant la durée d’au moins un mois. L’écrit du partiel de droit commercial et l’oral de droit du travail sont reculés. Je me dis avec fatalisme que depuis ma rentrée en faculté il y a presque quatre ans, je n’ai passé que peu d’épreuves à la date prévue… L’examen de juin 1971 nous avait sur ce point ménagé une cascade de surprises : pendant la première semaine, une chaîne de contretemps avait faussé complètement les convocations destinées aux étudiants. Les candidats se présentaient pour apprendre que le professeur qui aurait dû les interroger était absent, que le secrétariat s’était trompé ou, sans plus d’explication, qu’il leur faudrait revenir dans tant de temps, l’interrogation écrite ou orale étant reportée.

Au début de la grève la solidarité entre étudiants et professeurs bat son plein. Mais passé un laps de trois ou quatre jours, les enseignants, sur ordre de leurs syndicats, reprennent le travail. « La grève est un moyen d’action efficace : elle est nécessaire pour rappeler aux pouvoirs publics que nous existons et attirer leur attention sur l’état préoccupant de la Faculté. Mais nous pensons que poursuivre davantage le mouvement ouvrirait la porte aux désunions ; nous risquerions d’essouffler la contestation et de lui ôter de sa force. C’est pourquoi nous préférons installer des commissions qui siègeront en dehors des heures de cours et s’attèleront aux principaux problèmes en nous permettant de prendre position sur les relations professeurs/étudiants, la pluridisciplinarité, les modes de sélection, la démocratisation de la culture... » Un autre orateur prend le relais ; il propose qu’avant de définir les modalités d’action, une Commission de redéfinition des termes soit réunie. (En fait le corps enseignant de Mirmont, et notamment le doyen de la Faculté de droit, ont dès le début manifesté leur répugnance à faire grève, au motif que celle-ci leur semblait « prématurée », étant entendu que pour eux est prématurée toute grève dont l’initiative a été prise sans qu’ils aient été préalablement consultés sur son opportunité. Cela ne les empêche évidemment pas de s’y rallier ; car les enseignants et spécialement les professeurs agrégés sont soumis à cette hantise qui est celle des intelligences progressistes, de ne pas perdre leur longueur d’avance sur le cours spontané des choses ; ils craignent par-dessus tout de se laisser distancer par les agitateurs de l’extrême gauche. Mais dans leur for intérieur, leur pensée se résume à ce constat peu enthousiaste : Comment ? Ils n'ont pas même un DESS et voilà qu’ils prétendent faire la Révolution !

Madame Brissou illustre parfaitement l’ambiguité de la caste universitaire. Elle qui tout au long de son cours de Droit du travail larmoie sur la dure condition des travailleurs et les noires intentions d’un patronat intraitable et cynique, je la rencontre révoltée par les agissements des gauchistes depuis qu’ils dispersent les non-grévistes en jetant de l’ammoniaque dans les amphithéâtres pour faire obstruction à la tenue des cours. « C’est intolérable ! S’il m’arrivait quelque chose par leur faute, je n’hésiterais pas à les poursuivre en justice. D’ailleurs, cela ne se passerait pas comme ça dans une usine ; des sanctions seraient prises ! » Chez elle, c’est la mentalité de l’étudiante sérieuse, docile et grassouillette, qui est choquée… Elle est en outre un peu vexée de se déranger pour faire passer des oraux auxquels personne ne se présente.

Mignard, maître-assistant bien connu pour ses opinions d’homme de gauche, s’est fait traiter de briseur de grève, de chrétien intégriste dans l’effervescence des discussions tactiques et pendant une assemblée générale a essuyé les huées de ses compagnons de la veille. Il en est momentanément aigri. Quand il voit arriver un étudiant dans la Faculté déserte, il crie du haut de sa fenêtre : « Il y a des gens sérieux ici, si cela vous intéresse… » et il désigne la salle du premier étage où il a réuni une Commission d’étude des débouchés sur les carrières juridiques. Le reste du temps il se répand en sarcasmes sur l’agitation gauchiste.

Parmi les professeurs étiquetés à gauche qui déplorent néanmoins le jusqu'au-boutisme des ligues communistes révolutionnaires, il en est peu qui n’aient pas, par leur vénération aveugle de l’individu et par une casuistique morale déduite des canons opportunistes du progrès social, contribué à engendrer les excès de la faction extrémiste dont ils critiquent un peu tard les procédés radicaux. Imaginons Voltaire scandalisé par la Révolution de 1789 et nous aurons une idée de la naïveté des pédagogues, sidérés par l'effervescence de lycéens et étudiants gavés de leur enseignement, dont ils condamnent les méthodes effrontées et les attitudes irresponsables issues largement des vérités qu'ils leur avaient inculquées. Ne parlons pas des professeurs aux idées plus « avancées » qui, tout en n’en pensant pas moins, se font un article d'élégance de comprendre les aspirations de la jeunesse et d’approuver jusqu’aux principes les plus absurdes de la révolte étudiante.

Le gauchisme, s’il n’était pas un courant bavard et paresseux, occupé seulement à vociférer en guise d’auto-analyse un plaidoyer pro domo qui doit le libérer d'un besoin de consommer jusque là cruellement refoulé, aurait au moins pour avantage de nettoyer la Faculté de cette autre classe de phraseurs et de cancaniers que forment les professeurs de droit, chargés de cours, maîtres-assistants, assistants et moniteurs qui la composent. Mais le gauchisme n’est pas l’agent d’une Révolution introuvable ; il est seulement le ferment de sa décomposition.

(à suivre)

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