mercredi 18 avril 2012

Grève Universitaire (1972) (suite n°I)

Le ménage Godet

 

Godet est un garçon paisible qui semble en permanence s’amuser de quelque chose que les autres ne parviennent pas à voir. S’il est sans nul doute lymphatique, sa fiancée, elle, appartient à la catégorie opposée : sèche et nerveuse, mince, brune, le minois un peu chiffonné mais pas désagréable à regarder, elle est dotée d’un petit nez mince et pointu qui lui donne un air susceptible qu’on imagine vite pincé. Jamais on ne rencontre Godet sans sa fiancée ; elle le soumet à un contrôle de tous les instants et je n’ai pas le souvenir d’avoir échangé un seul mot avec l’élu de son cœur, qu’elle ne fût à ses côtés, silencieuse et vigilante. À voir leur allure générale, tous d’eux sortent d’un milieu aisé : la jeune fille a la haute main sur la présentation vestimentaire du couple si j’en juge par leur accoutrement qui, sans être la duplication servile de l’un par l’autre, se répond dans une harmonie de couleurs et une communauté de style où l’on sent davantage le perfectionnisme de la fiancée que le goût masculin de son prétendant. Godet, tout indolence souriante, se laisse mener sans résistance par cette fille décidée et positive qui surveille chacun de ses faits et gestes, gouverne ses choix et régit jusqu’à son cursus universitaire sur lequel lui-même n’a certainement qu’une marge d’initiative très réduite. [Godet et sa fiancée se marieront, leurs études universitaires achevées ; ils deviendront tous deux notaires. Mais l’office notarial n’aura pas renforcé leur union puisque, selon ce qui me fut dit, les deux anciens tourtereaux se seraient séparés après seulement quelques années de mariage, sans que j’aie pu savoir lequel d’entre eux était plus particulièrement à l’origine de la rupture.]

En ce jour de grève, Godet se trouve dans la cour de la Faculté, venu se renseigner sur l’évolution des évènements, et flanqué bien sûr de son indissociable moitié. S’étant rapproché d’un groupe d’étudiants qui discutent avec animation, il se trouve nez à nez avec Foucart, le fils du directeur de la Maison de la culture de Mirmont, qui pose au doctrinaire et s’est fait dans les milieux de la contestation la réputation d’un théoricien rigoureux dont les avis tranchants guident l’action parfois tâtonnante des groupes révolutionnaires, incertains souvent de leur ligne idéologique. Que dire de Foucart, si ce n’est qu’il n’a rien de bien original et que c’est même cette absence d’originalité qui lui donne un style à part… Alors que les révolutionnaires se distinguent par un négligé à nuance misérabiliste et vaguement paramilitaire, dans le registre brigades de libération du peuple, Foucart arbore des cheveux courts, un menton rasé et s’habille dans un registre classique qui jure avec la panoplie de ses amis maoïstes et le désignerait à leur exécration s’il n’était pas leur penseur attitré.

À la faveur d’une période de suspension des cours, j’ai pris un jour un pot avec Foucart dans les environs de la Faculté ; nous étions à l’époque où trotskistes et maoïstes multipliaient les coups de mains fratricides avec une vigueur et un esprit de suite qui leur avaient valu les honneurs de la rubrique mirmontoise des faits divers. Chaque faction suspectait la collectivité concurrente de nourrir des rêves de suprématie dont les visées politiques lui apparaissaient comme un vulgaire déviationnisme de son propre programme d’action. Curieux d’en apprendre plus, je demande à Foucart de me décrire brièvement les points de divergence qui dressent les maoïstes contre leurs camarades trotskistes quand, vu de l’extérieur, la conclusion d’une alliance tactique entre ces courants jumeaux paraitrait plutôt s’imposer. L’intellectuel du campus se tait quelques instants puis, du ton dont on assène une vérité désagréable mais nécessaire : « Les trotsks ? je m’en méfie ! » répond-il sobrement. Comme j’insiste pour mieux comprendre ses griefs, il se borne à répéter cette même formule d’un air sombre et fermé : « Les trotsks, je m’en méfie ! » De toute évidence Foucart a décidé de s’en tenir à cette maxime de sauvegarde individuelle dont le caractère définitif approche les meilleurs aphorismes du Grand Timonier. Depuis, je n’ai toujours pas obtenu de précisions sur les périls que les trotskistes font manifestement courir aux prochinois, mais j’en connais au moins l’existence.

Le jour dont je parle, Foucart, confronté à Godet, se montre plus disert. Sans doute la passivité de son vis-à-vis qui l’écoute avec un scepticisme placide, accompagné de sa jeune fiancée dont l’assortiment vestimentaire trahit dans son harmonie concertée un souci de soi et un soin du détail opposés aux grands élans de la Révolution, échauffe-t-elle en lui l’envie violente de confondre son contradicteur, de troubler sa sérénité, de terrasser ses certitudes. La vue du jeune couple qu’unit un désintérêt égoïste pour les luttes intestines qui secouent la contestation étudiante, doit agir sur sa passion idéologique comme un excitant. À cours d’arguments, Foucart lance à un Godet toujours tranquille et peut-être surpris d’une péroraison qu’il n’a pas cherché à provoquer :

« Que tu le veuilles ou non, Godet, l’Histoire se fera sans toi ! »

[Force est de constater qu’en cela Foucart était bon prophète. Si l’on consulte les archives de ces quarante dernières années on voit que l’Histoire, conformément à cet oracle, n’a fait que peu de cas de Godet et de sa fiancée – et, semble-t-il, de Foucart lui-même.]

(à suivre)

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