dimanche 29 avril 2012

Monsieur CHARMOLUE (suite n°I)

Monsieur Charmolue est un petit bonhomme au teint jaunasse, habillé d’une barbe noire qui s’écarte lorsqu’il sourit. L’œil allumé d’une flamme farceuse, il laisse souvent percer son amusement en un gloussement qu’accompagne un fort mouvement du buste en arrière. Il se tient en effet cambré quand il parle, ventre tendu, avec des gestes de conférencier de la main et de la pipe, l’expression tour à tour pénétrée ou ironique. En le voyant trottiner dans la cour de la Faculté, lorsqu’il est pressé, on pense à un farfadet affairé, à quelque diablotin inoffensif cantonné dans la plaisanterie de mauvais goût et le canular de permier avril. Même impression pendant ses cours : on certifierait l’avoir vu bondir d’une boîte à ressort dans les moments où pour juger de l’effet d’une de ces révélations dont il est coutumier, il fixe sur l’auditoire un regard tout ensemble insinuant et curieux. Charmolue aimerait qu’on lui donne le Diable sans confession mais craignant qu’on ne le convainque de fourberie, il préfère démonter pièce par pièce, avec une clairvoyance méphistophélique, la malice qu’il impute à ses ennemis. Il peut ainsi, sans enfreindre le bien public auquel il voue un attachement ostensible, déployer en toute quiétude des dons généralement réservés aux causes louches ou séditieuses. Je vois là l’explication de l’humeur enjouée avec laquelle Monsieur Charmolue dénonce les hypothétiques scandales, ruses et lâchetés du régime… Au lieu des accents dramatiques et véhéments qui conviendraient à ses philippiques, il adopte, pour éreinter le système dont il détaille benoîtement les tares, un ton tout au plus caustique, presque allègre, comme celui d’un orateur qui serait plus intéressé à amuser l’assistance qu’à traiter du sujet de son intervention.

L’âme de Charmolue n’est rien de moins que celle d’un môme bricoleur de chausse-trapes et de poignées de porte piégées. Partagé entre la naïveté et le goût de l’artifice, il est, comme souvent les gens qui se plaisent à imaginer le pire, crédule au fond, et rempli d’ingénuité. On lui raconterait qu’un projet d’impôt sur les lits jumeaux est à l’étude pour relancer la natalité, il le croirait ; on lui annoncerait la découverte dans les Cévennes d’un vaste domaine concentrationnaire où des gaullistes séquestreraient des anarchistes espagnols, il n’exprimerait aucune surprise. « On pouvait s’en douter », consentirait-il à moduler de sa voix qui déraille sur les aigus avec un rien de prétention. Charmolue a en effet pour fierté de dominer son siècle, perché au sommet de l’édifice juridique, comme le passé millénaire de l’Egypte, du faîte des pyramides, surplombait la grande armée. « L’ascension n’est pas toujours aisée mais arrivé à destination, le panorama vaut la peine d’être contemplé » se plait-il à signaler à propos des études de droit. Sa position d’esprit lumineux planant au-dessus de la mêlée lui permet d’afficher un détachement supérieur, voire une satisfaction sardonique chaque fois qu’il voit ses pronostics catastrophistes se vérifier. Sa lucidité hors du commun constitue pour lui la justification suprême, comme le prophète qu’investit une mission divine se place au-delà de la moralité ordinaire des humains.

Pressenti par l’administration pour se rendre à Yaoundé, y enseigner les libertés publiques, Monsieur Charmolue, quoique hostile à toute action des pouvoirs publics français qu’il estime engagés dans la spirale d'une tyrannie réactionnaire, accepte de répondre positivement à l'appel. Là-bas, il apprendra aux populations locales que le pouvoir en France empêche de s’exprimer quiconque n’est pas de son avis et se sert de tous les moyens déloyaux pour répandre sa propagande, quand sa seule présence suffira à prouver le contraire. Mais Charmolue, s’il se targue de « ne pas mâcher ses mots » lorsque cet exercice ne l’expose à aucun mécompte professionnel, manque, pour dépasser ce stade, d’une fermeté qu’il ne pourrait ressentir qu’à la condition d’être persuadé des vérités catastrophiques qu’il professe. La possibilité pour lui de déclarer au milieu d’un cours : « les gens honnêtes, c'est-à-dire les opposants au régime » ou « notre pays, en voie de fascisation (...) », démontre suffisamment que l’Université qui lui offre sa tribune, ne vit pas sous le joug dictatorial dont il se fait fort de dénombrer les méfaits. Il tâche néanmoins d’inculquer à son auditoire l’idée que la police est tapie partout, matraque en main, et qu’elle guette « les jeunes » sur qui elle a reçu l’ordre de s’acharner à n’importe quelle occasion.

    Même s'il bénéficie d’un public d’étudiants disposés à se faire mystifier, Charmolue pèche dans ses démonstrations par manque de mesure et plus encore par absence de tact. Au lieu de commencer ses développements par des considérations arides sur lesquelles achopperait l’esprit critique de son auditoire, porté à respecter le savoir dès lors qu’il est hermétique, il se lance d’emblée dans un tableau journalistique de la France contemporaine qui ne peut qu'interloquer ses auditeurs les moins méfiants, chacun ayant sur ce chapitre des idées ou, à défaut de celles-ci, des connaissances personnelles. À l’instant où il risque d’emporter néanmoins l’adhésion de l’amphithéâtre, il gâche son effet par une dernière exagération, si manifeste ou si inattendue qu’elle suscite les rires de son public. Ou encore il achève sa démonstration par une plaisanterie qui lui ôte son caractère convaincant, comme un mot d'esprit qui servirait d'épilogue à un chapitre de Tocqueville.

(à suivre)

1 commentaire:

  1. Tout ça n'est pas sans me rappeler l'un de mes propres professeurs de faculté... Merci de nous faire partager tous ces souvenirs !

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