lundi 12 mars 2012

Monsieur LUBLIN (suite n°IV)

– À Gourmes ? C’est la foire, comme partout, dit Monsieur Lublin. Notez, pour ce qui me regarde, je travaille dans mon coin ; je ne demande rien à personne. Mais aussi longtemps que ça ne s'arrange pas… qu'on aille pas me réclamer quoi que ce soit ! L’enseignement, la recherche, il faut voir ce que c'est devenu aujourd'hui ! Et encore, ne nous plaignons pas... Les gauchistes nous foutent la paix : ils sont encadrés par les cocos d’un côté et les gaullistes de l’autre ; pour l’instant, ils se tiennent tranquilles… Mais question pagaïe – la gestion de la Fac par exemple, les programmes, le recrutement et tout le reste… –  là, on n'est pas loin de l'asphixie !

Je me rends compte, à la difficulté avec laquelle je retranscris ses paroles, que les raisons de la lassitude de Monsieur Lublin étaient peu apparentes pour ne pas dire brumeuses… Elles visaient sans doute les piètres conditions de travail, la pénurie des effectifs et l’insuffisance des installations matérielles de l’Université. Mais aucune doléance précise ne venait m’éclairer sur les points d’insatisfaction qui déclenchaient son amertume, si ce n’est le leitmotiv que tout allait de mal en pis sans que je pusse saisir pour quel motif exactement.

– Mais je ne vais pas me laisser embêter longtemps... Si c’est toujours le binze, s’ils veulent absolument faire leur révolution, ils la feront sans moi !... J’irai au Canada, j’ai des amis là-bas ; je peux y trouver une place du jour au lendemain, dès que je le voudrai... Le jour où la situation ne sera plus tenable, je file et je ne raterai le moment, vous pouvez me faire confiance… Je boucle mes malles et basta ! En une journée mes préparatifs sont faits : je m'envole et, tranquille ! Pourquoi moisir ici, hein ? sans avoir un cadre de travail décent, sans administration, sans discipline, merci ! Au Québec, ça n’a rien à voir avec l'Université française, la mentalité est totalement différente, les gens ne sont pas fous là-bas… J’ai déjà eu plusieurs propositions de postes. Je saute dans un avion, je m’installe dans mes meubles (vous y trouvez autant de possibilités de logement que vous voulez), et hop… j’aurai tout ce qu'à Gourmes je n'obtiendrai jamais, sous tous les prétextes imaginables... Voilà le problème...

Un pareil découragement de la part d’un homme comme Monsieur Lublin, naturellement jovial et sans soucis, un tel accès de pessimisme qui s’épanchait dans la douceur d’une après-midi ensoleillée, alors que tout risque d’un soulèvement étudiant était momentanément écarté, me laissa tout songeur. Monsieur Lublin revenait à son projet d’exil avec une insistance bizarre ; son comportement ne me serait pas apparu plus insolite si je l’avais vu, par un beau jour d’été et en l’absence de toute rumeur d’une guerre imminente, creuser une tranchée dans son jardin et l’entourer de plusieurs rangées de fil de fer barbelé. Je diagnostiquai dans ce détachement teinté d’amertume, l’expression d’un désappointement qui n’avait pas forcément pour cause le constat trop évident de la dégradation des choses. Cette diatribe lancée dans le vide, sans idée directrice ni cohérence, prenait par sa forme monologuée des airs de confidence, à cela près que le véritable sujet, très probablement, n’y était pas abordé. Le petit garçon de Monsieur Lublin se tenait sagement aux côtés de son père, son attention occupée par le mouvement de la rue. Quel était le vrai sujet qui  tracassait Lublin, que voulait-il dire sous cet habillage métaphorique qu’il était le seul à comprendre ? S’agissait-il de déconvenues familiales ? Devait-on y trouver l’expression  d’un trouble personnel ?

Florentin, quelques temps après la rencontre que je viens d’évoquer, vit Monsieur Lublin dans un cinéma de la banlieue de Mirmont, l’Alhambra, en compagnie d’une jeune femme qu’il me décrivit comme très jolie. Notre ancien professeur, me raconta-t-il, avait fait alors semblant de ne pas le reconnaître. Pour ma part j’avais eu à deux reprises l’occasion d’apercevoir Madame Lublin ; c’était une femme plutôt discrète, dont le physique, s’il n’était pas disgracieux, n’avait rien pour retenir l’attention et moins encore pour inspirer des compliments admiratifs. Or Florentin dressait de la compagne de Lublin un portrait spécialement louangeur.

Bien sûr, j’en étais réduit aux conjectures, mais je me dis que si Lublin s’était fourvoyé dans une aventure sentimentale incompatible avec les devoirs d’un homme marié et père de famille, les soucis qui devaient en résulter suffisaient à expliquer le tour tout ensemble désabusé et préoccupé pris par ses propos. Là était peut-être le motif de son désir d’évasion, de ses velléités d’émigrer – il ne disait pas avec qui – vers des terres lointaines et plus hospitalières où l’herbe avait certainement mieux verdi… Mais après tout, peut-être une chance professionnelle ratée expliquait-elle plus simplement ses récriminations ?… Ou les premières atteintes de l’âge qui se font sentir dans une personnalité comme la sienne lorsque l’usure d’une existence uniforme et réglée l’emporte sur le premier élan de l’âme insoucieuse…

 

[Monsieur Lublin ne devait pas s’expatrier. J’appris dans les années 90 qu’il avait fait une fructueuse carrière et qu’il remplissait alors un poste important au Ministère de l’Education Nationale.]

2 commentaires:

  1. Il est toujours troublant de retomber sur une personne qui n'a plus grand chose à voir avec ce qu'on avait connu d'elle... Et vous l'illustrez à la perfection avec le cas de Monsieur Lublin !

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  2. Très intéressante conclusion, bravo !

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