samedi 26 mai 2012

Monsieur VARGA (suite)

Mais ne nous y trompons pas. Monsieur Varga ne se contentait pas toujours d’un platonisme aussi exemplaire – qui pourrait passer pour esthétisant tellement sa délicatesse paraît ici désincarnée ; il n'y recourait que dans la mesure où les circonstances ne lui permettaient pas d’agir de façon plus positive.

Une autre de nos condisciples en avait fait l’expérience plutôt gênante en début d’année, bien que son physique très quelconque, sans comparaison avec l’allure sculpturale de notre camarade Florence Lafarge, l’exposât peu a priori à ce genre de mécompte. Sauf la gentillesse de son sourire, un nez un peu épaté, un regard inexpressif et laiteux, des cheveux coupés très courts n’en faisaient pas une égérie bien captivante… Cette fille dont j’ai oublié le nom avait commis l’imprudence de proposer ses services à Monsieur Varga pour aider à la réunion de quelques uns de nos camarades qui voulaient assister à je ne sais plus quel congrès de criminologie parisien, consacré, si j’ai bonne mémoire, aux « mesures de prophylaxie ». Mandatée par notre professeur pour dresser la liste des postulants et mettre au point avec eux les détails pratiques de l’expédition, elle allait le voir après ses cours pour l’informer de l’avancement des préparatifs et s’enquérir de ses souhaits. S’était-elle embarquée dans cette entreprise par passion pour les déviances criminelles et leur interprétation, ou plus prosaïquement pour doper sa notation en fin d’année ? (Spéculant sur la nature fantasque et arbitraire de Monsieur Varga, beaucoup d’étudiants se mirent cette année-là, qui une enquête, qui un exposé de criminologie sur les bras dans l’espoir – invariablement déçu – d’être mieux notés que les autres au moment des épreuves de juin. Leur calcul semblait d’autant plus hasardeux que la criminologie était pour nous une matière tout à fait secondaire, dotée d’un coefficient très faible… Le surcroît de travail que s’occasionnèrent ainsi les plus zélés des tenants de l’option criminologique n’eut aucune influence sur le niveau de leurs résultats, et certains qui travaillaient à la mise en statistiques d’un phénomène de criminalité lié à la délinquance juvénile, durent même continuer leur travail de recensement après les examens de juin ou septembre. Varga qui s’y entendait pour susciter les dévouements, les utilisait encore à ses activités l’année suivante quand ils n’avaient plus rien à attendre de lui mais qu’ils ne savaient plus comment se dépêtrer poliment de son envahissante mobilisation.)

La jeune fille dont je parle devait vite se rendre compte des inconvénients que pouvait entraîner sa complaisance d’étudiante trop assidue. Le beau János n’attendit pas longtemps avant d’essayer de superposer à leurs relations universitaires des rapports d’un ordre plus intime ; et, comme il était un peu cinglé et d’une naïveté toute tzigane, il commença par emmener sa recrue dans un café où il lui tint des propos impérieux et confus à la Charlus en misant sur ce que le droit pénal appelle l’« abus d’autorité » pour l’exhorter à bien le comprendre et à se plier sans réserve à tous les aspects de son magister. Dans le dessein de la rendre d'autant plus accessible à ses avances, il s’arrangea ensuite pour lui faire remettre en sa présence des billets dont il était l’auteur, qu’il chargeait le garçon de café d’apporter en toute discrétion à la jeune fille. La demoiselle se montrant décidément rétive à son charme de slave romantique, Monsieur Varga, pour enlever sa conquête, tenta une ultime effusion. Il était en taxi avec elle, de retour d’une quelconque soirée universitaire, tous deux assis sur la banquette arrière de la voiture, quand il posa la main sur le bas-ventre de la jeune fille en lui susurrant d'un ton persuasif : « Tu sssens lé désirrrr ! » L’histoire ne dit pas comment notre condisciple se défendit des privautés de l’audacieux Lovelace, mais la rumeur, colportée à Mirmont, prétendit que celui-ci en fut avec elle pour ses frais.

Je ne sais si, dépité de cet échec, Monsieur Varga tenta de se rattraper avec une autre étudiante de notre année de droit, Nicole Dargent. En tout cas il noua peu après avec cette dernière des relations qui ne demandaient qu'à ressembler à celles que je viens d’évoquer

Nicole était une fille spontanée et naïve qui n’avait pas manqué de s’enchaîner d'enthousiasme à la fameuse enquête criminologique en affichant une serviabilité dont Varga s’empressa évidemment de recueillir les fruits. Il tablait à ce point sur la bonne volonté de l'étudiante, dont l'obligeance n'était peut-être pas exempte de calcul, qu’il lui demandait d’aller acheter à la Maison de la Presse, après l’heure de la fermeture des kiosques, les journaux qui pouvaient parler de lui ou traiter de sa carrière publique. Mais Varga n’eut pas plus de chance avec elle qu’avec la première. Il l’avait un soir invitée à partager son repas au restaurant et elle lui fit faux bond. Elle eut du moins la correction de venir s’en excuser. « Je resterai donc seul avec mon petit compagnon ! » soupira-t-il en désignant un petit roquet noir, affreux paraît-il, qui l’accompagnait partout et pour qui il commandait des assiettes de lait.

Varga qui n’était pas dénué de cœur, offrit un jour l’un de ses livres à la bibliothèque de la Faculté de droit, dédicacé avec pompe. « À mes chers étudiants, cette modeste étude qui etc. ». Et il est vrai que ses étudiants représentaient beaucoup pour lui, comme on l'a vu. Aussi lui dois-je la citation d'une chanson de cette époque qui paraît avoir été écrite pour lui rendre un juste hommage : « Merci Monsieur le professeur, nous ne vous oublierons jamais ! »

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