samedi 19 mai 2012

Monsieur Varga

Monsieur Varga, en 1973, était un homme déjà âgé puisqu’il comptait soixante-dix ans bien sonnés. Il portait une tête expressive d’oiseau de proie fatigué, assez harmonieusement ridée, surmontée d’une chevelure blanche encore abondante pour son âge, qu’il devait faire teindre car des mèches curieusement violacées y apparaissaient parfois. Il traînait un fort accent hongrois qui le faisait rouler les r. Il nous enseignait la « cllliminologie » à bâtons rompus ; à voir le désordre et l’improvisation de ses cours, on pouvait penser qu’il découvrait cette matière en même temps que nous. En tout cas, qu’il fût ou non un criminologue averti, rien ne semblait l’intéresser davantage que les affaires de mœurs dont il parlait avec un sourire appuyé et un œil fureteur, sans faire d’ailleurs preuve d’une quelconque originalité dans ce domaine largement rebattu. Son cours était émaillé de faits divers choisis pour leur caractère scabreux, qu’il assaisonnait de commentaires psychologiques ou psychanalytiques comme il en traîne dans toutes les revues qui misent sur ce thème de vulgarisation rentable et commode. C’était dans l’amphithéâtre, force m’est de le reconnaître, une source intarissable d’éclats de rire qui ne tenaient pas à la verve du professeur dont les saillies n’avaient rien d’irrésistible, mais à la nature même du sujet.

Preuve que l’esprit de gaudriole des vaudevilles et des noces et banquets, si rudement tympanisé par les intellectuels qui l’analysent comme un exutoire hypocrite du puritanisme ou du conformisme petit-bourgeois, se porte toujours bien, jusqu’au sein de l’élite puisque celle-ci, dit-on, se compose notamment de la population universitaire ! L’hilarité de l’assistance avait pourtant ceci de déplaisant qu’elle s’alimentait des récits les moins ragoûtants, à l’opposé d’une gaillardise de bon aloi qui n’aurait de toute façon pas eu sa place dans le cadre scolaire où nous étions. Sodomie, sadisme, masochisme, bestialité ou nécrophilie, tout y passait. La gaîté qui se propageait au récit de ces misérables affaires dont le pittoresque témoignait de la diversité des vices ou des aberrations du goût charnel, révélait de la part de l’auditoire moins de méchanceté qu’une pénible absence de point de vue sur quelques abstractions essentielles, parmi lesquelles la dignité de la personne, la souffrance morale et la vocation au Salut… Ce mépris pour les grands thèmes de la compassion humaine rendait un son cruel, inconscient sans doute, mais désagréable de toute manière.

L’année suivante, lorsque le professeur Munier traita en droit pénal spécial des attentats à la pudeur, la joie de l’assistance fut de la même eau, sans discrimination entre les exemples seulement imagés et les anecdotes d’un réalisme pénible. (La plupart de ces jeunes gens que les histoires obscènes faisaient tordre avaient appris à dédaigner la muse boulevardière comme axée uniquement sur la blague, le caleçon, et le cocuage. On regrette qu’ils n’aient pas développé en dehors de la question théâtrale des goûts aussi exigeants !) Monsieur Varga, pour en achever le portrait, était, malgré l’effarante vacuité de ses conceptions, un des grands noms de la criminologie sur laquelle il régnait en concurrence avec un Jean Pinatel. Il allait de congrès en congrès, avait fondé une société internationale de prévention du crime, dirigeait une revue où il faisait paraître des communications, avait pondu un ouvrage sur la criminalité parisienne étudiée arrondissement par arrondissement et avait acquis l'estime de ses pairs pour avoir mis en lumière l’influence d’une alimentation déséquilibrée ou insuffisante sur les pulsions criminogènes. Il m’est arrivé de lire une fois sa prose décousue dans un périodique de criminologie où il présentait la pratique des arts plastiques comme un dérivatif efficace aux instincts criminels : si Picasso n’avait pas eu la ressource de défigurer ses contemporains sur son chevalet – signalait l’audacieux juriste – il est à craindre qu’il l’eût fait dans la vie courante en recourant à des moyens plus contondants que ses brosses et pinceaux… L’article qui se répandait en affirmations péremptoires du même ordre, étrangères à toute démonstration raisonnée, semblait avoir été extrait à l'état brut d’un de ses cours : les idées s’y pressaient, toutes plus banales les unes que les autres, ornées d’un style qui conservait son accent hongrois et devait plus emprunter à la grammaire hussite qu’aux Remarques sur la langue française de Vaugelas. Pour finir, il s’agissait de pages d’une médiocrité bavarde qui donnaient fort à penser sur la criminologie occidentale puisque en dépit de leur platitude elles étaient censées émaner d’une de ses plus hautes sommités.

En accord avec ses goûts professionnels, Monsieur Varga était un grand amateur de bagatelle, mais dans un genre plutôt rentré et sournois. Quand il fit passer son oral à Florence Lafarge, une fille dont les attraits ne pouvaient passer inaperçus à son œil scrutateur car il irradiait d’elle une grâce solaire, élégante et racée, Varga au lieu de l’interroger directement comme il avait l’habitude de le faire, lui imposa une épreuve originale qui consistait à rédiger le plan d’un sujet imposé sur lequel elle serait ensuite examinée. Pour cela - et c’était le but de ce délai de préparation particulier - il la fit asseoir à ses côtés, derrière le bureau d’où lui-même testait les connaissances de ses étudiants en les interrogeant avec une incohérence bien connue des candidats. Il s’octroya ainsi le plaisir innocent de siéger pendant quelques dizaines de minutes à côté d’un corps souple et mesuré, penché sur une tâche superflue dans une dépense d’harmonie qui, pour lui comme pour les autres, se perdit sans laisser après elle que l’enchantement passager de son pouvoir fascinateur.

(à suivre)

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