mercredi 15 mai 2013

Monsieur Cantet (suite n°I)

Au mois de décembre 1967, Monsieur Cantet n’avait toujours pas réussi à briser la glace de scepticisme qui l'entourait, non pas que ses qualités de pédagogue fussent discutées, mais les pensées, les analyses intellectuelles, les références culturelles dont il devait enrichir notre esprit, y stagnaient comme des particules exogènes. Sauf pour de rares élus, les grandes antithèses de l’action et de la réflexion, de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, de l’idéalisme et de la méthode expérimentale répandaient dans nos rangs un sentiment d’incompréhension dont nous nous accommodions avec résignation. Il y avait beau temps que nous connaissions les limites de nos facultés d’intelligence, et la médiocrité de nos palmarès antérieurs protégeait la plupart d’entre nous de toute prétention trop hardie à la science infuse ou aux vues encyclopédiques.

Ainsi, lorsque Monsieur Cantet, peu avant les vacances de Noël décida de nous faire observer une minute de silence en l'honneur de Régis Debray, retenu prisonnier en Bolivie, cette initiative originale ne provoqua-t-elle de notre part qu’un stoïcisme indifférent, relevé tout de même d’un peu d’étonnement ; une grande majorité d’entre nous ignorait tout du malheureux guérillero à qui il nous allions rendre cet hommage inusité. Notre professeur nous fit un bref discours pour nous décrire la cause à laquelle se dévouait le héros du jour et les périls qui l’environnaient. À Boileau, l’autorité professorale s'estimait justifiée à répandre ses directives sans souffrir d’objection ; rien ne l’empêchait d'exercer en l'occurrence son pouvoir sous le portique hellène de la maïeutique, au nom de la liberté même qu’elle bafouait. Nous nous prêtâmes à la minute de mutisme imposée avec la passivité voulue, ignorant quel enjeu pouvait représenter pour nous le combat de Régis Debray dont la destinée, à l’évidence, n'avait rien de commun avec la vie rangée à laquelle le lycée nous préparait.

Malgré la supériorité indéniable que lui donnaient son parisianisme et ses brillantes introductions universitaires, Monsieur Cantet nous traitait avec simplicité, sans morgue ni sarcasmes. Ses connaissances étendues et le départ virtuose de sa carrière professionnelle, s’ils l’éloignaient de nous sans qu’il le cherchât d’ailleurs, n’affectaient pas l’intérêt qu’il nous portait avec une conscience toute pédagogique, ni la sincérité de ses réactions envers nous. Il s’exprimait sans pédantisme mais dans un registre toujours châtié qui signalait son appartenance à un milieu cultivé où les occasions de forcer sa voix se cantonnent aux discussions de café, aux controverses d’amphithéâtre ou de chambre d’étudiant. De temps en temps il s’arrêtait rêveusement dans ses explications, comme pour se reprendre ; il nous considérait l’espace de quelques secondes sans rien dire. Contemplait-il en nous les spécimens d’un âge adolescent dont l’avaient détourné ses prouesses scolaires ? Le témoignage d’une vie plus naïve, animée des élans naturels qu’il n’avait jamais ressentis qu’à travers les livres ? Nous trouvions normal qu’il s’ennuyât avec nous. Nous lui étions au moins reconnaissants de nous témoigner, à défaut d’une attention à laquelle ses fonctions ne l’obligeaient pas véritablement, une forme de gentillesse égoïste dont l’ironie, lorsqu’il la laissait poindre sous sa dignité professorale, n’était jamais mordante ni moqueuse. Il lui arrivait cependant, lorsqu’il nous interrogeait oralement, de ponctuer nos réponses d’une moue agacée, et même quelques fois de s’impatienter.

J’en donnerai un exemple. Il nous fallait, pendant cette année 1967/1968, introduire nos dissertations philosophiques par une revue des différentes applications ou manifestations du thème à développer, dite phénoménologie du sujet. Selon toute vraisemblance, cette fructueuse méthode nous venait de Paris ; en tout cas, il n’y avait plus en France, aux dires de Monsieur Cantet, un penseur ou un métaphysicien qui n’eût pas proscrit avec horreur tout autre procédé discursif. Une fois où nous avions à faire un devoir écrit sur la notion de « lieu commun », l'un de nous, pour serrer au plus près les consignes professorales, poussa le zèle jusqu’à recenser comme une acception possible du sujet, les édicules publics destinés aux besoins naturels des passants. Il s’agissait, au sens propre du terme, de lieux communs, qui se définissent comme des endroits accessibles à toutes les sortes de pratiques, répondant à une idée de service général. La vision concrète du phénomène ne fut pas du goût de notre professeur. Malgré sa justesse, cet aperçu réaliste avait manifestement froissé en lui une conception du bon ton intellectuel dont on pouvait seulement affirmer qu'elle datait d’une époque postérieure à l’humanisme rabelaisien qui ne s’embarrassait pas de nuances aussi prudes. Au moment de rendre la copie perturbatrice, Monsieur Cantet avait eu un geste découragé pour signifier au coupable que le fond d’une sorte d’inconvenance morale avait été atteint, et, sans plus en débattre, lui enjoindre d'abjurer les désordres d'un prosaïsme qui n’avait plus sa place dans les productions scolastiques de l'époque moderne.

Ces premier mois d’enseignement avaient-ils ouvert notre professeur à de nouveaux horizons nés de son déracinement à Mirmont, ou l'avaient-ils replié au contraire dans sa solitude, lorsque, sa journée de travail finie, il déambulait par la ville déserte, bientôt calfeutrée derrière ses huis et ses volets clos puis endormie, et qu’il lui manquait cet air vivifiant et sensible qu’inhale la jeunesse studieuse de Paris ? Quelle réflexion pouvait lui inspirer le spectacle de lycéens quelconques dont il avait perdu le souvenir depuis que l’instruction publique l’avait extrait de l’ornière d’une scolarité sans gloire pour l’élever jusqu’à l’empyrée des classes préparatoires parisiennes ? Ses attaches et ses sujets d’intérêt restaient évidemment fixés dans la capitale, hors de laquelle on le sentait en exil ; il faisait parfois, le temps d’une brève parenthèse, allusion à ses activités ou à ses distractions parisiennes. Il lisait les textes philosophiques qu'il commentait, dans la précieuse collection de la Pléiade... Ce faste, sans exemple à Boileau où les professeurs, quand ils puisaient dans leur bibliothèque personnelle, n’en tiraient que des livres brochés, vieillots ou publiés dans des éditions à bas prix, nous permettait d’étalonner la distance qui séparait notre chiche univers de la magie scintillante du jeune homme lancé.

(à suivre)

1 commentaire:

  1. Encore une fois, bravo ! Le style est toujours précis et fin, le ton et l'humour mettent ensuite le texte à un très haut niveau d'agrément.

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