samedi 11 mai 2013

Monsieur Cantet

Le lundi de la rentrée de septembre 1967, un jeune homme dissimulé derrière une belle barbe noire, fournie et mousseuse, portant un veston cintré à dominante vert clair et une cravate écossaise coupée dans un tissu laineux, nous attendait dans la cour du lycée, planté sur la promenade surélevée à usage de coursive qui cheminait dans la galerie du rez-de-chaussée sur laquelle ouvrait une série de salles de classe alignées dans une succession uniforme. C’était notre professeur de philosophie Vincent Cantet. Nouveau venu à Boileau, il avait obtenu l’année précédente, à l’âge de vingt-quatre ans tout juste, l’agrégation de philosophie qu'il avait réussie dans un rang éminemment flatteur ; il débutait à Mirmont une carrière d’enseignant météorique qui devait, après un exil provincial de quelques mois, l’appeler à gagner l’un des lycées les plus prestigieux de Paris.

Pour l’heure, le jeune Vincent Cantet, intimidé au fond, regardait avec réserve et curiosité les élèves banals auxquels il lui reviendrait d’inculquer pendant une année scolaire les mécanismes mentaux et les règles du raisonnement logique qui, en bonne géométrie, feraient d’eux plus tard des citoyens réfléchis, capables de discernement et de choix éclairés. Son instinct d'intelligence les lui désignait comme des élèves ignorants, empreints des préjugés d’une multitude aveugle dont il n'avait cessé de s'écarter depuis que ses études l'avaient happé au cœur de la capitale.

Le premier cours de philosophie fut occupé à tester notre niveau de connaissances. Monsieur Cantet nous interrogea sur quelques pensées de philosophes célèbres dont nous devions retrouver l'auteur. Cardon, à l’étonnement général, parvint à identifier un axiome de Spinoza dont il avait eu à se servir pour faire un mot croisé. Mais aucun de nous, ni lui non plus d’ailleurs, ne fut capable ce jour-là de rééditer son exploit. Les élèves de la classe, dotés d’un bagage littéraire plutôt mince, ignoraient jusqu’aux premiers linéaments de la métaphysique ou de la morale ; ils n'avaient jamais entendu dans leur milieu un mot du vocabulaire adéquat aux concepts abstraits dont la discussion était naturellement bannie, comme pédante ou hermétique, des controverses familiales.

La démonstration par laquelle Monsieur Cantet inaugura son enseignement fit une forte impression sur notre petite collectivité ; l'idée pédagogique dont elle relevait n’était pas sans rappeler, dans ses visées, les procédés d’illusion que les pères missionnaires avaient utilisés en Afrique pour vaincre l’influence des sorciers sur les populations indigènes. Posant sur son bureau son paquet de cigarettes, des Gauloises bleues si je me souviens bien, notre professeur nous invita à regarder attentivement cet objet et à nous interroger sur l’image que nous en recevions. Nous devions par un effort de réflexion pénétrer le danger des habitudes de pensée qui obstruent la perception directe de la réalité. Cette chose banale qu’est un paquet de cigarettes, associé aux habitudes les plus usuelles de la vie quotidienne, nous devions découvrir qu’il imposait à notre esprit, lorsque nous l’observions, un cumul idéal de quatre côtés visibles alors que, suivant l’endroit de la salle de classe où nous nous situions, nous ne pouvions en voir au plus qu’une ou deux faces concurremment, sans qu’il nous fût possible de nous assurer de l’existence concomitante des pans de la chose que les lois de l’optique nous dissimulaient. Une fois ce problème de perception sensorielle exposé bien plus que résolu, une conclusion d’évidence se faisait jour : Vincent Cantet, par ses conceptions novatrices autant que par la modernité de sa mise qui tranchait sur l’accoutrement morne ou sévère, souvent défraîchi, voire usé, qu’arborait une grande majorité de ses collègues, représentait dans sa synchronie un type de dandysme et d’intelligence pensante dont aucun précédent n’avait hanté les aîtres multi-centenaires de Boileau, même dans les sections philosophiques où les exemples d’originalité intellectuelle s’épanouissaient un peu plus qu’ailleurs.

Je mentirais pourtant en prétendant que le prestige de la philosophie pénétra d’emblée notre escouade de lycéens. Nous écoutions Monsieur Cantet commenter les Méditations métaphysiques de Descartes et L’Introduction à la critique de la raison pure de Kant avec ce fatalisme auquel six années d’enseignement secondaire nous avaient rompus ; nous ne comptions plus les connaissances que nous avions dû absorber sans qu’elles eussent de lien perceptible avec notre univers ou avec les espoirs que nous caressions de mener plus tard une vie sympathique à notre nature. Les goûts naturels de la plupart des nôtres les portaient sur les matchs de football et le Tour de France, les performances des voitures automobiles, les feuilletons télévisés et, pour les plus évolués, les variétés anglo-saxonnes et la fréquentation des filles ; en aucun cas les abstractions ambitieuses ne se disputaient nos cerveaux.

La presque totalité d’entre nous provenaient de cette bourgeoisie petite ou moyenne dont les aspirations, au-delà des choix politiques qui l’écartelait entre communisme et gaullisme, tendaient essentiellement à la conservation du confort matériel qu’elle s’était chèrement acquis pendant les deux dernières décennies, et à l’oubli des séquelles encore proches d’une histoire nationale sans grandeur. Ainsi la classe bourgeoise ressentait-elle son avenir, qu’elle vécût dans l’aisance financière ou au contraire avec parcimonie. Les principes, les articles de foi, les valeurs qui animaient cette classe composite issue des boutiquiers, des commis aux écritures et des gens de chicane, confluaient de toutes parts vers l’horizon borné de l’épargne domestique et des congés payés. Le contact passait mal entre une génération montante, précocement confrontée à ces inquiétudes égoïstes alors que les moyens de sa survie lui paraissaient assurés, et celle d’une génération adulte qui ne délivrait plus à ses rejetons qu’un message de charité bien ordonnée, axé sur la resquille et l’économie journalière. Les points de vue généraux dont la jeunesse a besoin pour prendre sa place et s’arroger une vocation propre dans la succession des âges qui l’ont précédée, se réduisaient aux articulets d'un code de bonne gestion financière qui la laissait, elle comme tout le monde, insatisfaite.

(à suivre)

 

1 commentaire:

  1. J'apprécie énormément ce portrait de professeur d'élite, ainsi que les considérations sur les intérêts qui mouvaient les élèves assistant à son cours. Merci.

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