samedi 25 mai 2013

Monsieur Cantet (suite n°II)

Le premier trimestre de l’année scolaire se terminait donc sur un statu quo que la confrontation des trois premiers mois n’avait pas sensiblement modifié. À part une poignée d’élèves dont l’intelligence s’ouvrait au maniement des abstractions et des concepts, l’ensemble de la classe campait sur la réserve. Encore nous apparaissait-il que la capacité de quelques uns à saisir l’essence raffinée des choses, ne leur donnait pas plus de discernement, quand ils réagissaient aux réalités courantes de notre vie de lycéens et aux accidents qui l'émaillaient, que s’ils étaient restés, comme avant, étrangers à l’Arcadie de l’esprit. Notre professeur montrait lui-même, à travers certaines de ses réflexions pétries d’un sentiment partial ou ingénu, que les supputations d’un esprit spéculatif ne se confondent pas avec la sûreté de jugement qui, si l’entendement humain pouvait y atteindre, le conduirait à gravir les ultimes degrés de la vérité et de la sagesse.

L’ambiance de la classe de philosophie, passé la phase inaugurale des trois mois automnaux, allait progressivement se modifier pendant le deuxième trimestre de l’année scolaire avant d’aboutir au printemps 68 à la cataracte qu’on sait. Déjà, à Mirmont, le dernier trimestre de l’année 1967 avait donné lieu à une agitation inaccoutumée. Des cortèges de manifestants bloquaient de temps à autre les carrefours de la ville, appelant à la défense du peuple vietnamien contre l’agression des Etats Unis. U.S. go home ! clamaient les banderoles et les slogans lancés par les contestataires. L’opération Un Bateau pour le Vietnam rassemblait les mécontents du régime. Une grande soirée avait été organisée sur ce thème dans le vieux théâtre de Mirmont, pour collecter des fonds et soutenir la révolution communiste. Plus d’un professeur du lycée Boileau s’y était associé. Les noms circulaient de cette nouvelle race d’enseignants « engagés » dont nous comprenions difficilement qu’ils fussent à la fois les gardiens de la discipline et du conformisme dans les murs du lycée, et des séditieux ou des rebelles hors de son enceinte. C’était les dernières semaines de l’année 1967…

Comme chaque année, je passai les fêtes de Noël en famille, à Paris où mes grands-parents maternels, domiciliés aux abords du Panthéon, nous accueillaient avec nos cousins pour les fêtes. Nous avions l’habitude, nous les enfants, de descendre le Boulevard Saint Michel jusqu’à la Seine et, après nous être attardés au premier étage de la librairie Gibert pour y feuilleter des livres d’occasion, de longer les quais en regardant les éventaires des bouquinistes accrochés aux parapets. En ce mois de décembre 1967, il régnait dans le quartier latin une atmosphère électrique qui différait de celle que nous avions connue les années précédentes. Il fallait sans doute l'inexpérience de mon jeune âge et l'assurance naïve que je tirais de la quiète harmonie d’une existence provinciale pour saisir, comme je le fis, l’âpreté inaccoutumée qui émanait du quartier étudiant de la capitale. Le boulevard et la place Saint Michel, de même que les rues adjacentes, regorgeaient de jeunes gens aux cheveux ébouriffés, dépenaillés, qui distribuaient aux passants des tracts grossièrement ronéotypés, rédigés en termes agressifs, où il n’était question que d’écraser l’impérialisme américain, de défier le « tigre de papier » et de pulvériser « le grand capital ». Des slogans zébraient les murs, dénonçant la montée du fascisme et les crimes du « monde libre ». Je me souviens d’une affiche publicitaire placardée sur le pignon d’un immeuble du quartier de La Huchette, qui portait en graffiti le nom d’un « fasciste » suivi de son numéro de téléphone et de l’injonction faite à tout individu de bonne volonté d’aller séance tenante lui faire un mauvais sort. Quelques mois plus tard, j’avais l’occasion de contempler dans le hall de la Faculté des lettres de Mirmont, investie par les grévistes du mois de mai, le nom des « condamnés à mort du tribunal révolutionnaire » dont la liste, qui regroupait notamment les activistes les plus célèbres de la faculté de droit, s’étalait en grosses lettres bâton sur un calicot accroché à hauteur de plafond.

À Paris, des proclamations pacifistes, des pétitions pour l’émancipation du prolétariat s’étalaient sur la façade des immeubles, collées sur les devantures des magasins et sur les arbres du boulevard Saint Michel. L’agitation ne désarmait pas ; la trêve traditionnelle des fêtes de fin d’année semblait n’avoir pas prise sur l’effervescence générale. Cette tension politique qui surprenait par son omniprésence, répandait sur le Paris estudiantin, de la fontaine Saint Michel au théâtre de l’Odéon, comme une odeur de poudre et le grondement d’un soulèvement en puissance dont la charge ne demandait qu’à éclater. Mais si le jeune promeneur de dix sept ans, tout imprégné de l'atmosphère de Paris, était assez réceptif pour en percevoir les émulsions, aucun des chroniqueurs, hommes publics, sociologues ou publicistes qui se flattaient de juger l’évolution de la société et d’en pénétrer les raisons, ne sut anticiper la venue du mai en fermentation. Ils assistèrent à l’éclosion de cette saison atypique sans l'avoir un instant pressentie ni s’être préoccupés des signes avant-coureurs qui l’annonçaient. Le saisissement fut tel que beaucoup s’empressèrent alors d’adhérer au nouvel ordre des choses dont l'avènement leur parut d’autant plus indiscutable qu'ils ne l'avaient pas prévu.

Après les vacances de Noël et du 1er de l’an, la rentrée de la nouvelle année 1968 vit l’influence morale de Monsieur Cantet s’accentuer sur la classe. Son côté « mode », sa barbe de jais, sa silhouette élancée, son allure soignée d’intellectuel progressiste acquis aux normes capillaires et à la pilosité du castrisme, son érudition dont nous ne doutions pas, bien qu’il en fît peu usage avec nous, avaient fini par s’implanter comme une sorte de flagrance dans notre paysage quotidien. Par sa manière d’être Monsieur Cantet en était venu à figurer le tableau symbolique de tout ce que nos parents ne pouvaient pas comprendre, en même temps que par ses propos il les désignait comme incapables de transmettre à leurs enfants une pensée originale ou véridique. Pour ses élèves, privés chez eux d’interlocuteurs instruits ou simplement intelligents, la parole du philosophe, peut-être parce qu’elle tranchait sur le « silence éternel » d’un monde obstinément taciturne, devenait l’instigatrice d’un dialogue qu’ils souffraient de ne pas cultiver avec leurs familiers et qui, par son absence, les enfermait en eux-mêmes comme dans une souricière.

(à suivre)

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