samedi 1 juin 2013

Monsieur Cantet (suite n°III)

Le besoin d’émancipation de ses élèves trouvait un semblant de réponse dans l’allure in de notre jeune professeur dont l’enseignement flottant et libertaire aplanissait toutes les contradictions sous l’impact d’un postulat unique, conforté par l’opinion d’Herbert Marcuse, selon lequel les jeunes, et la jeunesse en soi, avaient forcément raison sur les vieux… En même temps que cette affinité se forgeait, issue de notre appartenance à une même génération, un nouvel élément vint rapidement la fortifier. Notre programme comprenait (par la fantaisie de notre professeur ou pour satisfaire les fantasmes de la fonction publique ?) l’étude des Trois essais sur la théorie de la sexualité de Freud dont la génération qui nous précédait ignorait à peu près tout. La thérapie psychanalytique passait dans ces années-là pour une bizarrerie yankee dont les humoristes français, habitués à railler le peuple américain pour son infatuation crédule, faisaient volontiers leur cible. Cette nouvelle matière à défricher, offerte à des curiosités encore neuves, ne pouvait qu’accentuer un divorce déjà latent entre notre classe d'âge et celle des adultes dont elle soulignait l'incapacité avant que celle-ci se nourrît à son tour des poncifs du freudisme, bientôt popularisés par le cinéma, les magazines, le roman et le jargon du temps.

Les vacances de Pâques nous renvoyèrent à nos foyers moins de quinze jours après le mouvement de protestation étudiante du 22 mars dont les retombées furent ajournées par les congés ; nous rentrions un mois plus tard, le 22 avril. En fait, cette dernière tranche de l’année scolaire devait se limiter à trois brèves semaines de classe qui s’achevèrent le lundi 13 mai où les élèves de Boileau, comme ceux de l’ensemble des lycées de France, décrétèrent la grève générale.

En ce mois d’avril 1968 la majorité de notre classe de terminale baignait déjà dans un courant de sensibilité contestataire ou gauchiste, si l’on peut synthétiser par ces mots un conglomérat d’idéologies dont les sources composites ne devaient jamais être clairement débrouillées par leurs prosélytes eux-mêmes ; les heures de cours s’étaient muées en forums de discussion où le débat politique avait la part belle ; la répression des premières manifestations étudiantes dont les photographies en noir et blanc faisaient les bonnes pages de Paris Match, y était jugée et condamnée sur pièces. Monsieur Cantet qui, plus que jamais, multipliait les allées et venues entre Mirmont et Paris, rapportait des nouvelles dramatiques de la capitale dont les forces insurgées, ramassées entre Sorbonne et Odéon, étaient, selon ses dires, assiégées par des bataillons de C.R.S. acharnés à en découdre. Comme le triomphe de la liberté était proche, notre professeur s’était mis par avance à l’unisson ; il fumait désormais dans la salle de cours et nous invitait, si nous le souhaitions, à en faire de même, ou au moins à prendre des cigarettes pendant les intercours (il n’était plus question de récréations).

Les meilleurs élèves en philosophie s’érigeaient en censeurs dogmatiques de la Révolution. Monsieur Cantet nous avait enseigné qu’un philosophe ne pouvait plus, à l’époque actuelle, s’abstenir de prendre parti sur la politique. Par lui, nous savions que les correcteurs du concours de l’agrégation attendaient de la dissertation d'un candidat qu’elle rendît compte de l’engagement de son auteur au service de la bonne cause. Aussi, le lauréat Vincent Cantet avait-il remporté son concours en digressant à partir du sujet proposé, sur le thème particulier de la guerre au Vietnam qui lui avait permis, pour son plus grand profit, de flétrir par écrit l’anticommunisme des Etats-Unis.

Parmi les élèves les plus en vue de la classe figurait Philippe Lemesle, un transfuge de la section « C » où il avait fait sa première. Hautain, Lemesle observait une distance patricienne à l’égard de ceux qui n’appartenaient pas à la coterie des disciples les plus aimés de Monsieur Cantet. Mais il ne lui coûtait pas de revenir sur ses préventions sitôt qu'un de nos camarades, catalogué au départ dans la catégorie des fossiles, remontait du fond fangeux du classement jusqu’à la crête de la notation pour se fondre dans l’écume mousseuse des amis du genre humain. Telle avait été l’évolution rapide de Garnot, un garçon massif et râblé qui, quand on le voyait ramassé sur son bureau, soufflant et ahanant dans un effort de réflexion pénible, faisait penser à un percheron harassé qu’on aurait attelé à un engin aratoire trop lourd pour ses forces. Si le visage de Garnot semblait avoir été modelé dans une matière épaisse et rétive au ciseau du sculpteur, Lemesle, lui, avait des traits fins et une constitution déliée ; choyé pendant son enfance par une famille simple à laquelle il n’avait plus voué, à partir de l’adolescence, qu’une morgue impatiente, remplie du dédain que lui inspirait un milieu illettré qui le révérait à l'égal d'un dieu, il se faisait de lui-même et de sa destinée une idée ombrageuse mais magnifique. Rien ne pouvait l’attirer dans l’allure massive et commune d’un Garnot et il se passa un bon trimestre sans que Lemesle se sentît tenu de jeter seulement un œil sur le cheval de trait qui suait et haletait à quelques pas de lui, dans cette aire de contention morale où Garnot tirait mentalement son équipage de labour. Mais lorsqu’à force de s’acharner, celui-ci se hissa dans le rang des rares philosophes qui parvenaient à peu près à suivre les démonstrations professorales, Lemesle abjura ses préjugés et s’établit immédiatement comme l’un de ses meilleurs amis, partageant avec lui les douceurs d’une amitié complice…

(à suivre)

1 commentaire:

  1. Bravo, j'attends la suite avec impatience, le portrait de ce cours de philosophie sur fond de contestation est intéressant au plus haut point !

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