samedi 29 juin 2013

Monsieur Cantet (suite n°VII)

 

   Pour donner une idée de son esprit, de sa juvénilité d’alors et de son caractère, voici en vrac un florilège des réflexions de Monsieur Cantet : 

« Les autorités devraient interdire la pratique des sports » (coupables de détourner leurs adeptes des vrais problèmes.)

Lorsqu’en avril 1968 se déroulèrent les épreuves de gymnastique pour le bac, Monsieur Cantet récupéra une classe spectrale qui n’était plus composée que de dispensés hâves et étiques auxquels il refusa de faire cours. Il invita les malheureux à s’occuper de travaux personnels pendant les deux heures de classe de philosophie prévues ce jour-là, et leur signifia avec humeur qu’il n’entrait pas dans ses fonctions « d’enseigner à un parterre de rachitiques ».

« Serge Gainsbourg est le seul de nos contemporain dont on est sûr qu’il ait du génie [à propos de sa chanson Initiales B.B.] ».

« La chanson Les Sucettes [de Gainsbourg] est construite comme une fugue de Bach ».

« C’est une erreur de parler de musique descriptive ; la musique n’a pas de contenu littéral ; elle est incapable d’exprimer des sentiments, spécialement la joie ou la tristesse ».

« Le Noir [qui traduit ses états d’âme par des danses rituelles] est tout corps ».

« Vous croyez que ça m’amuse de vous faire cours sur Kant ? »

« Freud avait remarqué que la locution : petite boîte évoquait implicitement l’idée de relations charnelles. Une fois, une de ses amies qui travaillait à sa couseuse lui demanda de lui apporter une petite boîte dont elle avait besoin pour continuer son ouvrage. Freud rit et la quitta précipitamment en lui disant : - Non, non, merci, Madame ! ».

 Ah ! Le merveilleux spectacle qu’Antonin Artaud, poète inspiré et maudit, frappant à coups redoublés sur un bidon de fer… (L’un de nous courrouça Monsieur Cantet en observant : « Les voisins ont dû apprécier ! »)

 Ah ! L’admirable morceau de cinéma que la partie de tennis imaginaire de Blow Up, le film d’Antonioni !...

« Le rapprochement entre marxistes et chrétiens ?… c’est Christianisme et Banania ».

« Les Etats Unis comprennent plus d’habitants que le Vietnam ; dans ces conditions, la mort d’un vietnamien compte nécessairement plus que celle d’un américain ». 

Avisant l’un de ses élèves qui lisait pendant son cours l’avant-propos de notre manuel de philosophie : « Vous lisez en classe le livre de ces marchands de soupe ?... et la préface en plus ! » 

J’arrête là la nomenclature des pensées les plus saillantes de notre professeur, celles en tout cas dont j’ai gardé le souvenir.

À je ne sais plus quelle période de l’année 1969, Cardon, un soir, tomba par hasard à Paris sur Vincent Cantet, avec qui il prit un pot au drugstore des Champs Elysées, mais sans apprendre rien de précis sur ce qu’il était devenu.

Trois ans plus tard, nous nous trouvions, mon vieux camarade de classe Noël Delabre et moi, à la librairie La Pochothèque de Mirmont qui venait d’ouvrir ses portes. Tandis que nous inspections les rayonnages du magasin pour y découvrir les dernières nouveautés, j’avisai un livre de la collection 10/18 qui proposait en deux tomes les minutes d’un colloque consacré à la pensée de Sören Kierkegaard. Sans intention arrêtée, je jetai un regard sur le dos du livre où figurait le nom des philosophes ayant participé à ce débat. Je remarquai celui de Vincent Cantet ; aussitôt j’appelai Delabre qui se montra vivement intéressé. Nous nous mîmes en devoir de repérer et de lire les communications de notre ancien professeur pour tâcher d’en extraire les saveurs déjà un peu oubliées de nos cours de philosophie de jadis. L’ouvrage se présentait comme un procès-verbal rébarbatif d’actes, gloses et apostilles de haute sapience, dont la formulation hermétique décourageait toute intrusion du vulgaire, invité sans ménagement à chercher ailleurs des aliments pour sa réflexion. Les tirades et dialogues qui émaillaient les échanges du docte aréopage portaient sur des points de métaphysique abscons, exprimés dans un amphigouri impénétrable. Les interventions de Monsieur Cantet ne dérogeaient pas à la règle. Dans l’une d’elles il développait l’idée que l'œuvre du philosophe danois se concentrait tout entière autour d’« un trou » dont l’attraction centripète, comparable, si j’ai bien compris, à la force d’aspiration d’une bonde d’évier, présentait une importance primordiale pour qui voulait saisir, dans son dynamisme interne, le génie du Concept de l’Angoisse et du Traité du Désespoir. Nous restâmes d’abord interdits, avec le sentiment de ne pas comprendre... Puis l’incongruité de cette triviale appellation de « trou », rapprochée de la culture de bon ton dont le lycée Boileau s’était flatté d’orner nos esprits, nous ramena par contraste à l’époque où nous étions collégiens. Nous partîmes tous deux d’un fou-rire irréfléchi et invincible qui causa l’étonnement du libraire, peu habitué à voir des clients rire aux larmes lorsqu’ils consultaient les livres de son rayon Idées.

Tel fut pour nous le dernier avatar, posthume en quelque sorte, de notre mentor en philosophie, prématurément emporté par la tourmente de mai 68.

(à suivre)

 

2 commentaires:

  1. Conclusion saisissante... s'il avait su !

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  2. Merci beaucoup pour toute cette série, ainsi que ces citations qui complètent merveilleusement le personnage !

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