samedi 8 juin 2013

Monsieur Cantet (suite n°IV)

À qui l’interrogeait sur ce qu’il ferait après le bac, Lemesle répondait tout de go : l’E.N.A., l’Ecole Nationale d’Administration dont la réputation à la fin des années 60 était illustre… Les talents naturels qui inclinaient Lemesle à ambitionner cette scolarité glorieuse seront suffisamment illustrés par l’anecdote suivante : Notre professeur de français-latin, Monsieur Larose, eut une fois l’idée d’interroger notre camarade sur ce qu’il pensait de la pièce Ubu roi. Larose comme Lemesle était d'une suffisance sans limite. Un trait décrira notre professeur de lettres : attaché à administrer en toute occasion la preuve de son purisme d’expert en beau langage, Monsieur Larose, lorsqu’il parlait, marquait toutes les liaisons entre les mots, même celles qu’il est d’usage d’éluder à cause de leur caractère disgracieux, et prononçait les e muets, ce qui donnait, par exemple, « Les pensé-eu de Pascal ». Larose avait reconnu d’emblée en Lemesle son digne émule et lui témoignait pour cette raison une estime de connaisseur et presque l’affection d’un coreligionnaire. C’est ainsi qu’il avait estimé utile de recueillir publiquement l’avis de notre camarade sur l’œuvre phare d’Alfred Jarry, en l’invitant pendant un cours à exposer ses goûts littéraires. Sans prendre la peine de se lever, Lesmesle avait répondu depuis sa place que, s’il avait effectivement lu l’Ubu Roi de Jarry, il préférait en l’état réserver son opinion, faute d’avoir pris connaissance des commentaires critiques écrits sur la pièce, dont la lecture seule lui permettrait de se forger une opinion. L’à propos et le sérieux de cette réponse s'étaient attirés un hochement de tête approbateur de notre professeur qui n’avait pas caché sa satisfaction de trouver chez l'élève qu'il distinguait de son estime des dispositions aussi flagrantes à la méthodologie et à la recherche intellectuelle dont il se targuait d’être lui-même un impeccable exemple.

Mon dernier souvenir de Lemesle remonte à la fin de notre année de terminale. Celui-ci se rendait dans les locaux de Boileau à je ne sais plus quelle épreuve à option qu’il présentait dans le but d’améliorer, s'il était possible, ses résultats au bac. En dépit de ses convictions libertaires, Lemesle avait enfilé pour l’occasion un veston bleu marine et poussé l’élégance jusqu’à nouer une cravate. À la veille de mai 1968, ce souci de stricte correction n’avait déjà plus un caractère impératif ; mais Lemesle qui visiblement n’avait rien laissé au hasard, voulait tirer les meilleurs fruits de son épreuve facultative ; il se faisait fort de flatter chez son examinateur la croyance anachronique en un modèle d’élève discipliné et respectueux des formes, dont il lui fournirait le mirage ensorcelant. Trois de ses bons amis qui passaient par là, amusés de le voir endimanché, l’apostrophèrent d’un ton goguenard. Eh eh, oh dis donc !... En guise de réponse, Lemesle esquissa une espèce d’entrechat accompagné d’une mimique faussement facétieuse qui voulait dire, dans le primesaut d'une pirouette chorégraphiée sur le mode cynique et léger, qu’il n’était pas dupe de son costume de major de promotion mais qu’il lui fallait bien après tout sacrifier au rituel d’une sélection qui s’imposait à lui comme aux autres, quelque répréhensible qu’elle fût…  [Cette concession, on l’aura compris, ne forçait pas trop la nature de Lemesle qui était tout sauf intrépide ou enclin à des attitudes séditieuses. Quelques années plus tard notre condisciple passa avec succès une agrégation de lettres classiques avant d’entrer par voie interne dans le corps des administrateurs civils où il a fait carrière depuis dans les bureaux de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.]

Dans la dernière phase de son enseignement devenu ouvertement politique, Monsieur Cantet nous exhortait à refuser toute compromission avec le système et à nous engager dans une lutte sans merci contre le programme de la bourgeoisie libérale. Il n’était pas démocrate, nous disait-il, car l’action révolutionnaire, tant que les masses n’avaient pas reçu la formation doctrinale capable de les désaliéner, dépendait des intellectuels et devait se concevoir hors du creuset de la volonté populaire. Les étudiants, pour casser le carcan social, devaient refuser de préparer des concours et d'entrer dans la compétition des études universitaires et des grandes écoles. Lui-même se disait prêt à renoncer à son diplôme auquel il n'attachait aucun prix. Il nous incitait à constituer dès à présent des groupes d’action qui pourraient relancer la révolution après les congés d’été auxquels il n’était pas question que quiconque renonçât, aussi enragé fût-il.

Ce discours répété au fil des évènements, de la période des premiers germes à celle de leur éclosion, avait fini par exercer, malgré son peu de cohérence, une influence sensible sur notre classe dont les têtes pensantes puis, à leur suite, le peloton des laborieux s’étaient laissé pénétrer progressivement par la légende maoïste dont La Chinoise de Godard avait l’année précédente célébré les prestiges culturels. L’appel que notre professeur de philosophie lançait à nos vertus d’abnégation, quand lui-même se réservait une carrière sans à-coups dans l’un des établissements les plus enviés de la capitale, la confiance dont il nous honorait en nous donnant mission de répandre le socialisme révolutionnaire dans les coins les plus reculés du mirmontois, en nous abandonnant libéralement le choix des moyens, transportait la plupart de nos camarades comme un adoubement merveilleux qui les aurait doués du pouvoir de dissiper un monde maléfique peuplé d’enchanteurs ventripotents et de chevaliers invalides, prêts à se faire occire.

(à suivre)

1 commentaire:

  1. Excellent ! PS : renoncer à son diplôme, plus facile à dire qu'à faire...

    RépondreSupprimer