lundi 24 juin 2013

Monsieur Cantet (suite n°VI)

Je repense aux élèves prometteurs de notre année de philosophie… Les noms me reviennent en mémoire de nos camarades qui eurent la mauvaise fortune de lever des options contraires à leurs chances d’avenir, emportés par les mirages vite évanouis de 68, engagés à rebours de leur nature et de leurs aptitudes dans des chemins remplis d'ornières, loin des avenues ombragées et fleuries dont le lycée leur garantissait le tracé rectiligne.

Ce fut le cas de Blandin, par exemple ; étudiant en sociologie, devenu travailleur social au sein de l’équipe « ville nouvelle » de la Cité des Moulins [voir ci-après : L’Abbé Galipeau]… de Dominique Durémy, également. Lui, n’était pas issu de notre classe de terminale mais sa métamorphose témoignait d’une influence analogue à celle que nous avions subie. Ce garçon avait en son temps compté parmi les grands espoirs de Boileau ; la variété et la souplesse de ses dons lui avaient valu de cumuler à la fin de son année de première deux prix de concours général dans la foulée desquels il s’était rendu à Paris pour y poursuivre ses études au sein d'un des meilleurs lycées de la métropole, évidemment empressé d’accueillir un élément aussi précieux. La légende qui lui survivait à Boileau était celle d’un garçon très doué, modeste et suffisamment étourdi pour s’être présenté un jour au lycée en pantoufles alors qu’il pensait avoir mis ses chaussures. En mai 68 on l’avait revu aux portes de notre lycée où il était venu épauler ses condisciples des années passées ; libéré des cours du lycée Henri IV dont les activités étaient momentanément en suspens, il était revenu occuper ses loisirs forcés à Mirmont, auprès des siens. Son humeur, jadis paisible et rêveuse, était devenue impatiente ; il s’exprimait, comme ses compagnons de lutte, d’un ton âpre et emporté qu’on n'aurait pas supposé chez lui. Durant les années qui suivirent, Durémy, entré dans le champ clos des conflits parisiens, se mêla d’obscures campagnes idéologiques et de controverses abstruses, argumentant par ses harangues et ses écrits les oppositions toujours à vif d’une mouvance estudiantine dont les prétentions velléitaires allaient d’affrontements en ostracismes. Passé cette période de luttes idéologiques, il fut finalement trop content d’obtenir une maîtrise d'Histoire que vint compléter un diplôme de bibliothécaire… Jaillet, lui aussi, faisait partie des têtes pensantes de la classe de philosophie ; il monta sur Paris pour y mener, dans des conditions que j’ignore, une vie dissipée. Les principes que nous avions entendu enseigner pendant notre dernière année de scolarité, régie par un programme d’abstractions étanches à toute immixtion du critérium moral, étaient bien peu faits pour le défendre des tentations qui l'assaillirent alors. Un de nos anciens camarades m’apprit plus tard que le malheureux Jaillet, avili et dégoûté par le spectacle de sa propre déchéance, avait fini par abréger volontairement ses jours.

À ma connaissance, aucun observateur politique n’est parvenu à dégager les raisons pour lesquelles la bourrasque de mai 1968 éclata précisément à cette date, et non pas six mois ou deux ans plus tard, ni pourquoi elle s’interrompit au bout de quelques semaines, ne laissant après elle qu’un état d’esprit dont elle était moins le creuset que l'épiphénomène. Bien sûr les réformes se précipitaient alors dans le domaine des mœurs, des lois et des pratiques religieuses... L’émergence sur le marché économique d’une génération nantie et avide de jouir des libertés mises à sa portée, expliquait l’ascendant un moment exercé par le dogme d’un bouleversement radical fondé sur la suprématie des valeurs individuelles, mais n’en donnait pourtant pas la clef. Cette tendance allait en tout cas marquer durablement, de son empreinte collective, la vague des jeunes soixante-huitards dont la vie adulte, docile aux sirènes de l’air du temps et de l’opinion générale, évoluerait par la suite sous le signe de la passivité et de la capitulation. Justifié par des circonstances ambiantes dont il n’était lui-même qu’un produit un peu plus complexe que les autres, Vincent Cantet, par son enseignement mais aussi par le modernisme de son allure, avait vanté à ses élèves l'aire d’un universalisme idéal que très peu étaient de taille à comprendre et moins encore capables de maîtriser. Il avait tenu auprès de nous le rôle du professeur Bouteiller de Barres, qui convainc les meilleurs sujets de la classe de philosophie du lycée de Nancy d'oublier leur nature de jeunes lorrains pour les espaces kantiens d’un radical-socialisme sans ancrage.

Vincent Cantet disparut de notre existence aussi soudainement qu'il y était entré, semblable à une figure de music-hall ou de théâtre restée indistincte pendant toute la représentation, qui s'effacerait derrière le rideau de scène ou dans l'obscurité d'une rampe éteinte sans avoir livré rien d'elle-même à la curiosité et à l'affection de son public.

(à suivre)

1 commentaire:

  1. Cet article est un de vos meilleurs, tant par le sujet que l'impeccable narration, bravo !

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