samedi 15 juin 2013

Monsieur Cantet (suite n°V)

À partir du 13 mai 1968, le lycée restait ouvert mais tous les cours étaient suspendus, faute d’élèves pour les suivre. Monsieur Cantet fit une ultime et brève apparition pour prendre congé de nous et solliciter une dernière fois nos services de colporteurs placiers ès-affiquets, quinquets et verroteries de la révolution prolétarienne... Les lycéens erraient dans les couloirs et investissaient les salles de classe désertes du lycée où les discussions fleurissaient sur les sujets du jour ; un piquet de grève spontané, dont la composition se modifiait perpétuellement en fonction des allées et venues des uns et des autres, tenait ses assises devant le grand portail de la cour d’honneur du lycée. Le temps était au beau fixe, le ciel perpétuellement bleu. Des camarades que nous avions connus placides et conciliants, s’exténuaient en discours enflammés où revenaient les mots d’infrastructure, de rapports des forces productives, d’aliénation, de travailleurs et d’exploitation de l’homme par l’homme, menaçant de représailles tout auditeur dont l’adhésion manquait de chaleur. Comme des spectres, les professeurs communistes rôdaient autour d’eux, désœuvrés, affectant une ouverture d’esprit sympathique aux idées de leurs élèves de la veille, mais hostiles au fond à un réveil révolutionnaire qui ne devait rien aux directives de l’Union soviétique et se faisait même un mérite de larder de critiques sévères les réalisations du kremlin.

J’évoquerai à ce propos le souvenir d’un camarade, Colin, dont l’humeur égale, le plus souvent enjouée, était celle d’un garçon amical et facile à contenter. Il vibrait pour le sport et chérissait le football qui absorbait le plus clair de ses loisirs. Jamais on ne l'aurait imaginé en proie à une passion vindicative ou cédant à une réaction nerveuse qui n’aurait pas eu pour cause les scores décevants d’une équipe de footballeurs, la sélection aberrante des joueurs ou la partialité d’un arbitre. L’enseignement métaphysique que nous recevions depuis huit mois, paraissait couler sur lui sans laisser plus d’imprégnation que l’eau de source sur la roche. Il était le fils du directeur d’une agence bancaire qui n’ambitionnait certainement pas de vivre en guerre ouverte contre la société. Or, la grève générale une fois décrétée, Colin, pour des raisons mystérieuses, versa dans le fanatisme ambiant avec une ferveur inattendue de sa part ; sans doute son besoin de dépense physique, que suffisaient à satisfaire d’ordinaire ses exercices sportifs, avait-il trouvé un exutoire plus efficace encore dans les décharges violentes de l’exaltation politique… Tout échange de vues qui tendait à modérer ses nouvelles convictions se terminait par des anathèmes ou des insultes.

Passé cette phase de trépignements et de paroxysme, je revis Colin redevenu lui-même en septembre 68 ; il vendait des livres scolaires d’occasion, juché derrière un éventaire qui occupait la moitié du trottoir de la rue Victor Hugo, le long de la façade de la librairie Millaud. Cette enseigne était à Mirmont synonyme de livres et de papèterie. Il me fit signe. Sa jovialité d’avant les évènements était de retour. Il m’expliqua en quelques mots qu’il avait pris un emploi de vendeur saisonnier pour se faire un pécule à l’aide duquel il comptait s’acheter une voiture. Puis, s’étant avisé que ses projets actuels s’accordaient mal avec les emballements révolutionnaires de la saison précédente, il me fit comprendre qu’il pesait maintenant avec recul cette période de transes juvéniles, et clôtura le sujet d’un air entendu et débonnaire en remarquant que, quant à la révolution étudiante, de toute façon, « ça ne pouvait pas marcher ».

Les grands perdants de 68 furent ceux de nos camarades qui misaient avec le plus de sincérité ou d’acharnement sur un bouleversement social dont ils se proposaient de former l’avant-garde. Beaucoup d’entre eux comptaient parmi les élèves qui s’étaient distingués pendant leur année de philosophie. Tandis que Monsieur Cantet, après s’être incarné devant nous comme une entité transcendante et fugitive, poursuivait en toute sûreté sa trajectoire dorée sur les hautes cimes de l’Instruction publique, eux appliquèrent naïvement les principes de rébellion qu’il nous avait légués et, comme oints d’une grâce céleste, se refusèrent à intégrer les institutions d’enseignement dont les filières traditionnelles s’adressaient pourtant à des intelligences comme la leur, diligentes et moutonnières. Notre camarade Plichon donna l’exemple le plus navrant de ce sacrifice absurde, consenti par dévotion aux consignes édéniques du Supérieur Inconnu. Pendant les années 1969, 1970 on l'apercevait dans les rues de Mirmont, traînant et se dandinant de sa démarche lourde et maladroite, l’air oisif. Une fille l’accompagnait parfois, que son laisser-aller, ses formes boulottes et son physique ingrat signalaient comme une prosélyte gauchiste. Lui-même déambulait vêtu d’un bleu de travail crasseux, sa grosse tête dodelinant au rythme de son pas indolent, dépeignée et mal rasée ; reflétant une hébétude sans joie. Il avait commencé sa licence de philosophie à la Faculté de Mirmont et s’était immergé dans un milieu étudiant où l’apathie tenait lieu de révolte contre un état de choses jugé insupportable, et où chacun attendait dans l'accablement l’émergence d’un bien universel qui lui permettrait sans autre effort d’atteindre le bonheur. Avant de sombrer dans cette errance sans but, Plichon avait été, de sa sixième au baccalauréat, l’un des meilleurs sujets de Boileau… Qui est encore là pour s'en souvenir aujourd'hui ?

« C’est vrai… ? Vous n’avez jamais consommé de la drogue ? » nous avait demandé dans les derniers temps Monsieur Cantet sur le ton d’une sollicitude indulgente dont on use envers un enfant attardé dans le but de l'éveiller à des réalités qu'il ne soupçonne pas. Cette leçon d’émancipation, pour implicite qu'elle fût, n'avait sans doute pas été perdue pour le scrupuleux Plichon.

(à suivre)

2 commentaires:

  1. Toujours la même qualité et un intérêt croissant dans la lecture de vos articles traitant de l'époque de mai 68 !

    RépondreSupprimer
  2. Certaines personnes n'ont pas re-retourné leur veste assez vite, malheureusement pour elles... Bravo pour cet excellent récit !

    RépondreSupprimer