samedi 1 octobre 2011

Monsieur BOYNET (suite n°I)

Puis un beau jour – comment cela se fit-il exactement ? – la récréation fut inscrite au programme d’allemand. Il faut dire qu’entre temps, Florentin jusque là paisible, voire atone, s’était révélé capable de drôlerie et d’une bonne insouciance pendant les cours de français où notre professeur, Monsieur Henri, l’avait placé à côté de moi dans l’espoir de me voir profiter de l’apathie du nouveau venu, qu’il pensait contagieuse. Justement, nous partagions la même table pendant les cours d’allemand. En plus, nous avions appris à connaître Delabre par l’intermédiaire de Cardon qui était son ami d’enfance, et nous nous étions découvert avec lui un intérêt commun pour la musique classique. Nous fûmes tous les quatre bientôt d’accord pour railler les manies inoffensives de Boynet et la pédagogie méticuleuse à laquelle il s’adonnait trois heures par semaine à nos dépens. J’avais en outre appris par mon ancien professeur de français de quatrième, Monsieur Corbier qui habitait le même immeuble que Boynet, que celui-ci travaillait jusqu’à des deux heures du matin pour préparer ses différents cours et qu’il finirait à la longue « par se tuer à la tâche » ; cela nous avait bien fait rire, surtout que de son propre aveu Boynet fut cet hiver-là assez fatigué. Sans être cruels, nous ne pouvions compatir à un dépérissement qui trouvait sa cause dans un excès de zèle opposé à notre humeur nonchalante, dont les effets nocifs nous paraissaient d’autant plus saugrenus.

Enfin, nous avions remarqué que Monsieur Boynet nous interpellait invariablement en faisant précéder notre nom de l’adverbe « nun » [maintenant]. Exemple : Nun, Cardon, wo ist der könig ? Il n’en fallait pas plus à partir du moment où nous étions quatre à avoir relevé et parodié cette habitude pendant nos discussions à la porte du lycée ou entre deux heures de cours, pour en faire un effet de comique irrésistible. Ce détail en forme de tic s’ajoutait de façon réjouissante à l’amour obnubilé que Boynet s’évertuait de nous inculquer pour tout ce qui gravitait autour de la nature – en allemand : die natur. On avait l’impression chaque fois qu’il nous parlait du ciel, des frondaisons et du rossignol, de voir pousser une fleur bleue dans nos classeurs. Die natur par ci, die natur par là, c’était une scie qui finit par avoir sur nous des vertus d’hilarité. Dès que nous le pouvions, l’un de nous formulait un « Ya, die natur » qui provoquait trois esclaffements et souvent le rire inexplicable du quatrième lui-même, auteur de cette dévote action de grâce dédiée aux beautés de la Création. Nous avions pris prétexte de nombreux ridicules de ce genre pour distraire nos longues heures d’immobilité.

Notre attitude laissait Boynet profondément perplexe : jamais il n’avait eu à faire à des crises de rire apparemment dénuées de fondement qui se déclaraient chez des élèves dont le comportement reflétait pour le reste une honnête sagesse. Florentin et moi nous imposions toujours prudemment une tenue déférente ; Delabre et Cardon, plus dégagés, n’en restaient pas moins silencieux et apparemment attentifs pendant la plupart des cours, et s’affirmaient même comme des germanistes de qualité.

Nous n’ouvrions que rarement la bouche ; le coup d’œil était notre liaison la plus efficace et nous nous en servions notamment pour correspondre avec Delabre qui était placé au fond de la classe alors que, Florentin, Cardon et moi, occupions le premier rang l’un à côte de l’autre.

Pendant quatre mois environ il n’y eut pas un cours d‘allemand qui ne se passât dans une atmosphère de joyeuse complicité. Cela tient un peu du phénomène si l’on songe au sérieux méthodique dont Monsieur Boynet ne se départait jamais, mais il en fut ainsi. Bien sûr notre professeur s’étonnait de plus en plus de notre humeur allègre et, inconscient des fluides comiques répandus par ses manières compassées et supérieures, avait, à mesure qu’il nous amusait davantage, tendance à nous regarder toujours plus comme de pauvres innocents ; il accusait son attitude de condescendance à notre égard et se prêtait par là davantage encore à nos persiflages.

C’est Cardon qui se faisait le plus remarquer pendant nos séances de bonne humeur, d’une part à cause de son rire facile et bruyant ; d’autre part parce que lorsqu’il faisait le pitre il ignorait l’art de s’arrêter à temps. Au lieu de s’en tenir à une réflexion ou à une intervention intempestive, il se remuait à tel point que le professeur confronté à ce genre de crise ne pouvait plus rester trois minutes sans se faire interrompre par des facéties ou des mimiques farces de plus en plus accusées. C’étaient des sortes de paroxysmes rares mais déchaînés ; Boynet qui eut à les affronter en plusieurs circonstances, fut obligé d’abandonner la méthode douce pour formuler à l’adresse du perturbateur quelques remarques acides ; il en devenait exaspéré. D’autres fois, il se contentait, devant un rire dont la raison lui échappait, de demander naïvement « Mais enfin, qu’est-ce que vous avez ? » Jamais, malgré toute sa science, il ne lui fut donné de le savoir.

Cardon qui avait un don pour s’assimiler ce genre de détails, avait réussi à apprendre le prénom de Boynet : Michel. Il lui convenait à merveille, avec cette nuance légèrement sucrée qui était la sienne. Afin de mettre cette tonalité d’autant mieux en valeur, nous l’avions aussitôt baptisé : Michou. Florentin s’était empressé de graver le diminutif du pédagogue sur le bureau professoral qui dressait juste devant nous sa paroi de bois abrupte. Nous avions prévu aussi d’écrire, Florentin un Michou Tell de Schischiller et moi un Michou ou le petit Werther de Goethegoethe qui, s’ils ne virent finalement pas le jour, parvinrent à nous distraire à l’état de projets. Boynet, mû en type burlesque, commençait d’entrer dans la légende. Il mérite d’y rester pour son absence d’originalité, son paternalisme mièvre et son penchant à moraliser dont le ridicule ne nous avait pas échappé.

Totalement engoncé dans ses habitudes de « prof’ », Boynet n’avait plus de la réalité que la notion vague qu’en a un trop bon élève émergeant de ses livres de classe. Cela explique qu’il eût fini par se persuader que les jeunes gens de dix-sept ans avaient le raisonnement de gamins de douze. Il vivait en somme hors du champ de l’expérience directe, avec de temps à autres quelques révélations qui le surprenaient. Par exemple, je me souviens d’une fois où il fut tout étonné de constater que Florentin n’était pas uniquement un simplet ; c’était à l’occasion d’un devoir écrit fait à la maison, où il fallait répondre à la question : Qu’est-ce qu’est pour vous un poète ? ou quelque chose d’équivalent. Florentin, intéressé par la poésie dont il tâtait parfois pour son propre compte, avait rédigé un texte en français et l’avait fait traduire par Cardon ; mais c’était plus la qualité des idées que la maîtrise inhabituelle de la langue allemande qui avait interloqué notre correcteur. Dans un registre identique, l’étendue de la culture tudesque de Cardon, qui dépassait de très haut les connaissances de base d’un Birolleau, lui avait toujours échappé. Enfin, au terme de notre année scolaire, il ne dissimula pas sa stupeur lorsqu’il eut vent d’un deuxième prix de dissertation française qui venait de m’être décerné pour mes bredouillements dans la langue de Molière. Aussi relative que fût cette distinction qui ne témoignait pas en soi d’un génie exceptionnel, il lui semblait néanmoins incroyable que j’aie pu atteindre à des cimes aussi éminentes. Il me fit répéter le rang de ce classement comme pour s’assurer qu’il n’avait pas cédé à un moment de distraction qui l’aurait amené à m’attribuer par erreur le résultat d’un autre. Venant de lui qui avait du moins la franchise de ne pas cacher son incrédulité, cette façon de réagir me parut plus ingénue que discourtoise, et je la tiens encore aujourd’hui pour telle.

(à suivre)

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