lundi 31 octobre 2011

Monsieur DUROI (suite n°II)

La présentation qu’adoptait Monsieur Duroi pour notre livre journal devait, dans son esprit, opposer une défense suffisante à la curiosité éventuelle du proviseur ou d’un inspecteur d’académie. Je pensais à cette époque que des parents d’élèves qui auraient éventé ses subterfuges et l’auraient menacé de les révéler au grand jour, se seraient assurés du complet dévouement du maître angliciste à l’égard de leur progéniture. Car malgré son allure guindée, imitée du maintien d’un officier british de la Royal Army campé par un acteur hollywoodien, Monsieur Duroi avait un caractère pusillanime et courtisan. Ses regards soupçonneux disaient assez qu’il n’avait confiance en personne et en soi moins que dans un autre ; sa paresse n’était pas celle d’un tempérament désinvolte mais l’expression d’une nature dissimulée et inquiète. D’où les mines préoccupées qu’il arborait, le genre pressé dont il parait ses séquences d’alanguissement volontaire et la peur constante où il était de nous voir prendre des libertés avec lui. Il avait beau refaire chaque année, mot pour mot, le même programme de grammaire, limiter nos travaux à trois ou quatre textes de littérature anglaise que nous épluchions pendant de longs mois par tranches de trois lignes, il tenait à ce que nos cahiers fussent présentés d’une manière bien précise dont il avait arrêté les règles aussi arbitraires qu’impératives, et gagnait encore du temps à vérifier si nous suivions bien ponctuellement ses prescriptions. Il s’enfermait à propos de tout dans un formalisme méticuleux qui, sous couvert de rechercher la perfection, lui permettait d’aider, sinon de précipiter, la fuite des minutes et des secondes. Par exemple, quand il s’installait à son bureau au début d’un cours, Monsieur Duroi disposait sur sa table une quantité de cahiers et de livres qui ne pouvaient lui être d’aucune utilité mais qu’il faisait semblant de consulter dans un premier temps. Tels les suzerains de jadis qui se voyaient présenter leur courrier sur un plateau de vermeil, il commandait qu’on lui apportât le cahier de texte de classe dont il méditait le contenu. Pendant cette pantomime, nous observions un silence religieux. Le mode spectaculaire sur lequel Duroi interrogeait puis notait ses élèves, en ménageant des moments de suspens, n’était pas seulement destiné à nous impressionner ; il servait aussi la politique de lenteur qui sous-tendait en totalité son enseignement.

Quand il nous rendait les compositions, nos seuls devoirs écrits du trimestre, Duroi, comme un histrion rompu dans l’art de maintenir son public haletant, proclamait les résultats de la classe en retenant le rythme de sa lecture à mesure que les notes descendaient. Le pauvre Quentin, à la fin du premier trimestre de notre année de première, fit les frais de ce rituel exemplaire. Je le revois médusé devant Duroi. Celui-ci avait décliné la totalité du palmarès à l’exception de l'utlime nom de la liste fatidique, dans un climat dramatique dont il avait savamment dosé la progression, avant de s’arrêter pour fixer le dernier nommé du classement d’un œil désapprobateur assorti d’un âcre rictus de scepticisme, et articuler enfin : Quentin… zeeroo ! (Pour le zéro, il s’en remettait, je ne sais pourquoi, à la phonétique anglaise, mieux adaptée peut-être à l’expression d’une nullité rédhibitoire.)

Duroi n’était pas seulement critiquable sur le plan du sérieux professionnel qui lui intimait de nous apprendre quelque chose du langage d’Albion ; il profitait aussi de ses fonctions pour se livrer à un trafic auquel le nom de filouterie aurait trouvé justement à s’appliquer.

En voici le mécanisme : au début de notre année de première, nous avions été obligatoirement requis de lui verser une certaine somme qui représentait le prix d’impression d’une vingtaine de textes anglais dont un professeur pouvait avoir besoin pour distribuer à ses élèves le matériau nécessaire à leurs exercices de traduction écrite ; or, comme nous ne faisions de versions qu’à l’occasion de la composition trimestrielle, soit à trois reprises dans une année, Duroi se ménageait sur le budget que nous lui constitutions une réserve d’une quinzaine de textes inutilisés par tête de lycéen et par an. Si l’on compte qu’il avait plusieurs classes chaque année et pouvait écouler le reliquat des textes inutilisés de l’année précédente auprès des élèves de l’année ultérieure à qui il en faisait payer une nouvelle fois le prix, on concevra quel parti l’habile commerçant pouvait tirer de son astucieuse spéculation ! Même l’année où il lança l’opération, Duroi s’arrangea pour rendre son entreprise aussitôt rentable en misant sur la confiance de nos parents qui acceptaient de financer notre formation en anglais sans exiger aucune justification du bon emploi de leurs deniers. Je tire cette conclusion de l’exemple de Monsieur Lalou, notre professeur de lettres de seconde, qui, pour un lot d’importance égale de textes latins, nous réclamait une somme de moitié inférieure à la prébende annuelle que levait sur nous son collègue d’anglais. Evidemment, Duroi n’avait pas manqué de joindre à la supercherie de son négoce une vigilance inquiète, bien dans la note de l’attention soupçonneuse qu’il dépensait pour les petites choses : il tenait avec l’application d’un caissier la balance détaillée et soigneuse des sommes investies et de celles qu’il recouvrait et, grâce à l’arithmétique ardue à laquelle prêtaient ses vérifications, parvenait à commencer son cours avec un retard encore accru.

En temps normal il se servait à des fins identiques d’une boîte à craies qu'il promenait toujours avec lui : après l’avoir posée sur sa table, ouverte, il y choisissait avec précaution la couleur qui convenait au dessin qu’il se disposait à tracer sur le tableau noir ; le chef d’œuvre terminé, il se reculait comme un artiste pour en juger l’effet, et éventuellement en reprendre un détail d’exécution.

Monsieur Duroi ne se contentait pas de tenir, en professeur émérite du non moins excellent lycée Boileau, des discours sans doute remarqués sur la pédagogie ; il assumait au plan local des responsabilités signalées dans un syndicat d’enseignants. Soit arrivisme, soit passion politique, il accordait à cette fonction le plus clair de son activité ; celle-ci, si elle parvenait à combler les loisirs qu’il s’octroyait au détriment de sa besogne scolaire, devait être particulièrement intense… En tout cas son métier, en dépit de ses protestations de foi dans la haute mission de l’Education Nationale, n’était conçu par lui que comme l’instrument d’une réussite sociale, voire publique, dans laquelle la satisfaction du devoir accompli envers ses élèves n’entrait manifestement pour rien. La contrepartie de ses projets d’élévation personnelle, nous la subissions en perdant sous sa coupe le peu d’anglais dont nos premières années d’enseignement secondaire nous avaient imprégnés ; les plus doués, qui passaient une partie de leurs vacances sur le territoire britannique, se contentaient de ne pas progresser.

(à suivre)

1 commentaire:

  1. Une belle peinture, criante de vérité. On commence à bien connaître le professeur Duroi...

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