samedi 8 octobre 2011

Monsieur BOYNET (suite n°II)


En cette même année de première où nous avions Monsieur Boynet comme professeur d’allemand, notre classe avait refusé au troisième trimestre de composer en physique au motif que la date de ce contrôle ne nous avait pas été indiquée suffisamment à l’avance. Boynet ne manqua pas de nous sermonner à ce sujet : nous étions inconscients, nous nous étions conduits comme des bambins, il était normal qu’une sanction soit prise (celle-ci consista à n’attribuer ni prix d’excellence, ni prix d’honneur ou de tableau d’honneur à aucun d’entre nous, et à nous infliger, pour l’épreuve que nous avions boudée, un zéro collectif).

Je suppose qu’au début de la grève générale que les élèves du lycée décrétèrent le 13 mai 1968, les convictions de Boynet n’avaient pas changé depuis les propos qu’il nous avait tenus un an auparavant en juin 1967 où, nous morigénant, il nous avait asséné cette vérité que : « la grève est une chose trop grave pour qu’à votre âge on puisse en prendre la responsabilité ». Or vers le milieu des évènements de mai, Boynet, opérant un revirement radical, se découvrit tout à coup une vocation de pilier des assemblées générales lycéennes : avec ce sens ponctuel du devoir qui ne le quittait jamais, même dans les circonstances les plus confuses, il abordait les élèves qui déambulaient désœuvrés dans les couloirs de Boileau (ce fut le cas de Delabre de qui je le tiens) et leur faisait valoir avec sévérité qu’ils devaient s’associer aux assemblées séantes, comités d’action et autres organes du jeune pouvoir scolaire pour se tenir au courant, s’informer et participer.

J’allais voir à cette époque, très exactement le jour où le général de Gaulle fit son second communiqué à la radio, Monsieur Corbier avec qui j’avais gardé des contacts depuis l’année de quatrième où je l’avais eu comme professeur de français. J’avais utilisé les loisirs forcés que nous imposaient les évènements de mai pour aller le trouver chez lui. Il trahit devant moi une grande admiration pour son collège et ami, Boynet qu’il me cita en exemple après avoir déploré que certains proviseurs et professeurs de sa connaissance restassent fermés au dialogue avec les étudiants, figés qu’ils étaient dans des certitudes rigides. Boynet, lui, soulignait-il, avait su évoluer et suivait à présent avec attention les proclamations des commissions, les ordres du jour des comités et les directives de tous les porte-parole du mouvement lycéen. Il faut dire qu’en mai 1968, comme en toute époque révolutionnaire, le troc d’opinions fonctionnait mieux que le marché des valeurs boursières, et jouissait de la faveur générale. Personne n’avait honte de se contredire ni de découvrir, en dernière minute, un principe opportun là où il n’aurait vu auparavant qu’erreur de jugement, chimère ou aberration morale.

Je m’aperçus d’ailleurs d’un certain trouble chez Corbier. Il m’avait reçu sans empressement, l’esprit visiblement ailleurs. En même temps qu’il me vantait l’attitude positive d’un Boynet, il se répandait en commentaires pessimistes sur les suites probables de l’élan contestataire. « On connait cela ! C’est toujours la même chose. Vous verrez ! Rien ne changera !…etc. ». Le message ne brillait pas par la cohérence… Il fallait que Boynet exerçât sur lui une réelle influence pour qu’il le louât de ses efforts de loyalisme vis-à-vis du courant révolutionnaire alors que lui-même redoutait les progrès de la rébellion étudiante. Corbier que je savais sensible aux formes de la respectabilité sociale dont il s’obstinait en temps normal à donner constamment le change, n’avait rien en effet pour se reconnaître dans les clameurs et la turbulence brutale du soulèvement de la jeunesse. Il ne lui aurait cependant pas déplu que les débordements de rue aient le pouvoir de régler à l’emporte pièce quelques unes de ses revendications personnelles, et il s’affligeait dans cette mesure d’un échec de l’insurrection qu’il appelait pourtant de ses vœux.

En ce calme après-midi printanier, Corbier, en proie à ses aspirations contraires, vivait dans l’attente fiévreuse du message présidentiel. Son agitation était perceptible ; il craignait le pire : les bruits qui circulaient selon lesquels la cavalerie était prête à marcher sur la capitale, et les commandos de paras du général Massu sur le point de prendre le pouvoir, l’inquiétaient. Comme beaucoup de ses concitoyens il redoutait un putsch militaire et l’instauration d’un régime despotique, non sans souhaiter en secret qu’un dénouement de cette sorte, s’il était besoin, vînt mettre un terme à la pagaïe qui paralysait le pays : d’où l’excitation que produisait chez lui la coexistence de ces sentiments disparates. Beaucoup de gens, semblables à des enfants, savouraient alors leur effroi sans même s’en rendre compte… Corbier, dans cette logique, dramatisait à plaisir, prétendait que deux cents militants du parti d’extrême-droite Occident se disposaient à descendre de Paris pour opérer un ralliement à Mirmont, et m’engageait vivement à rentrer à la maison avant la déclaration du chef de l’Etat si je ne voulais pas courir le risque de me faire piétiner par les insurgés ou par les forces armées. Cette dernière recommandation tenait de la fantaisie la plus pure ; rien ne laissait sérieusement présager un coup de force ailleurs – à la rigueur – que dans la capitale, et l’hypothèse d’une révolution digne de ce nom, à qui avait comme moi assisté de près aux péripéties caricaturales de la mobilisation étudiante, paraissait tout simplement impossible. Cependant Monsieur Corbier renouvela ses exhortations avec tant d’insistance et de conviction qu’il eût peut-être fini par m’impressionner si la perspective d’une intervention des blindés ne m’avait paru indifférente dès lors que le rétablissement de l’ordre le justifiait. Je dus néanmoins me retirer sans trop tarder afin de ne pas l’inquiéter davantage.

Pour en revenir à Boynet, celui-ci et sa femme passèrent avec les Corbier le mois d’août 1969 en Tunisie. Leurs liens aux dernières nouvelles, puisque je n’ai pas revu Corbier depuis, ne s’étaient donc pas relâchés, les échauffourées de mai terminées.

Malgré sa nature d’homme rangé et conformiste, Boynet, s’était pris de sympathie pour le communisme. Je devais ce renseignement à un camarade de première à qui il avait décrit l’évolution de ses idées. Boynet analysait le marxisme comme une doctrine d’avenir, inspirée par des vues sociales généreuses, mais avouait avec une modestie placide qu’il lui manquait le « courage » et l’abnégation nécessaires pour rallier un courant philosophique dont les visées humanitaires au demeurant le séduisaient. Magnanime, il laissait à plus déshérité que soi le soin de promouvoir une Vérité à laquelle ses habitudes de confort comme son respect pointilleux de l’ordre existant, ôtaient toute utilité immédiate.

À y repenser, je crois que cette conception politique entrait pour quelque chose dans les éloges que Lalou, mon professeur de français de seconde à qui je rendis viste au mois d’octobre 1968, formula devant moi sur son collègue Boynet. Il prit pour parler de celui-ci un air pénétré et presque mystérieux, comme si les mots dont il usait avaient été impuissants en eux-mêmes à traduire la révérence qu’il lui vouait. J’en déduisis que Monsieur Boynet, clownesque aux yeux de ses élèves, savait s’attirer l’estime spéciale de ses amis. Etait-ce son bon cœur, sa compréhension qui les charmaient et qui donnaient à sa sottise, à ses vues infimes et à son conformisme appliqué, le masque d’une sollicitude éclairée ? Peut-être…

Mais je pense que l’attrait qu’il exerçait, qu’il exerce sur son entourage, provient surtout de ce côté maternel dont son comportement était empreint et que j'ai essayé de décrire. Le côté Michou ! Sur des professeurs en proie souvent au doute en raison de la complexité et de l’abstraction de leur tâche, guettés par le découragement, enfermés dans une position de petits-bourgeois épargnants et improductifs, cette sagesse consciencieuse de mère bornée et préoccupée de soucis mineurs devait agir comme un calmant pour les nerfs. Ils devaient en retirer une idée de protection et de solidité, apaisante comme un giron sans histoire ouvert à leurs interrogations sans réponse, et à leur incapacité de concevoir un monde utopique qui ne fût pas régi par le règlement intérieur d’un établissement d’enseignement.

Pour nous, Florentin, Delabre, Cardon et moi que l’angoisse métaphysique ne menaçait pas encore, Boynet apparaissait tel qu’il était : doucement pontifiant, péremptoire dans son bagage de pédagogue et surtout aveugle aux autres comme à ses propres mouvements, parce que privé de ce sens de l’humour salvateur qui, sans programme ni ambition, remet toute chose, ou presque, à sa place.

2 commentaires:

  1. Merci pour cette très belle évocation des années lycéennes qui, en fin de compte, ne changent guère d'une époque à l'autre. Le portrait de vos professeurs est saisissant de réalisme et empreint d'une affection à leur égard que le temps passé a peut-être contribué à renforcer ? J'attends la suite avec impatience !

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  2. Merci à vous pour cette belle relation ! C'est réel un plaisir que de la lire, tant pour la qualité de l'écriture que l'ironie et les renseignements sur cette époque troublée.

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