samedi 22 octobre 2011

Monsieur DUROI (suite n°I)

Quand il nous interrogeait sur du vocabulaire ou sur un texte, Monsieur Duroi laissait courir son stylo sur la liste des élèves inscrite dans son cahier de notes, avant de pointer un nom ; le laps de temps qui s’écoulait avant qu’il arrêtât son choix sur l’un de nous avait bien sûr pour but d’entretenir une tension craintive dans nos rangs. Pour Quentin, la mise en scène était renforcée d’un regard fixe et inquisiteur tandis que résonnait le prénom de la victime expiatoire, rempli de lourds sous-entendus. « Quentin » annonçait Duroi en martelant chacune des deux syllabes, avec une familiarité rendue nécessaire par la présence dans la classe de deux frères Valois (Quentin et Florentin) qu’il fallait distinguer l’un de l’autre. Suivait la récitation de la leçon, semée de pièges, au cours de laquelle il était régulier que Duroi se mît en colère. La note tombait enfin après un débat muet dont nous suivions les épisodes successifs sur le visage faussement concentré de l’examinateur. Au terme de ce colloque intime où des notions de juste rigueur étaient censées le disputer à des considérations plus humaines, Duroi secouait la tête de haut en bas par petits mouvements saccadés avant de lâcher, avec l’intonation découragée du pédagogue qui ne sait comment venir à bout d’un cancre rétif et doit, à son corps défendant, prendre contre lui des mesures radicales :

- Je vous mets 2. Vous ne travaillez pas assez ! Vous devez faire des efforts. Cela ne va pas du tout… Que voulez-vous que je vous dise ? concluait-il à l’adresse directe de Quentin qui ne songeait certes pas à lui demander des précisions complémentaires et se contentait d’adopter une attitude contrite. « Il va falloir vous secouer ; je ne suis pas du tout satisfait de votre travail ».

Au troisième trimestre, selon le mécanisme que j’ai plus haut évoqué, Duroi, satisfait de la domination qu’il exerçait sur Quentin, se prit d’estime pour celui-ci ; il décida qu’il était parvenu à vaincre sa paresse et que l’élève récalcitrant faisait des progrès. Cette évolution, en démontrant l’excellence de ses méthodes d’enseignement, flattait l’orgueil du professeur. Il mit donc, sciemment ou non, le même soin à faciliter les récitations de Quentin qu’il avait déployé de traîtrise à les rendre auparavant épineuses. Quant aux interrogations écrites de notre camarade, leur qualité s’améliora de manière tout aussi sensible. Le plus surpris de l’histoire était Quentin dont l’hébétude redoubla et qui, pendant un temps, ne fut pas sûr qu’il ne s’agît pas d’un suprême traquenard : il se rendit finalement à l’évidence et intégra, sans plus se poser de questions, sa nouvelle situation d’élève studieux qui « monte ».

Tels étaient les procédés que Duroi affectionnait. Ils trahissaient une conception uniquement coercitive du professorat, qui, comme on le verra plus loin, servait sa propension à la flemmardise et à l’improbité en même temps qu’elle apaisait sa crainte obsessionnelle du chahut. S’il n’était pas inutile de décrire la stratégie qu’il observait vis-à-vis de ses élèves, et de l’illustrer de certains exemples significatifs, c’est que Monsieur Duroi tint au lycée Boileau, dans le courant de notre année de première, un cycle de conférences sur la Pédagogie dont on peut imaginer, à la lumière de ce qui précède, la hauteur de vue et la richesse d’invention. On y parviendra mieux encore en analysant la manière dont il enseignait.

Pendant les trois années que nous passâmes sous sa férule, nous ne vîmes pas plus de douze textes anglais au total, dont aucun n’excédait les deux pages. Un chiffre comme celui-ci suffit à peine, dans des conditions normales, à remplir le programme d’une année. Lorsque mes camarades et moi nous présentâmes aux épreuves du B E P C (qui se déroulèrent pour les élèves de Boileau dans les aîtres lugubres de Malebranche) nous eûmes toutes les peines du monde à convaincre les examinateurs que nous n’avions pas falsifié notre liste de textes présentés à l’oral, mais que, réellement, la matière sur laquelle notre professeur nous avait fait travailler pendant la durée d’une année n’était pas plus abondante. « Ah ! votre professeur a été malade ? » demandaient-ils invariablement. Et certains d'ajouter : « On ne lui a donc pas donné de remplaçant ? ».

En dehors des compositions dont le nombre était fixé par l’administration, nous ne faisions jamais en anglais aucun devoir écrit.

L’idée maîtresse de Duroi qui, à l’heure où j’écris, continue d'exercer en toute quiétude ses talents au lycée Boileau, consistait à perdre le plus possible de temps pendant la classe pour en gagner d’autant plus une fois sorti : pas de cours à préparer, pas de copies à corriger, pas de travail chez soi. Il étirait sur neuf mois ouvrables un programme qu’il aurait pu traiter, sans risque de  surmenage, en moins d’un trimestre. Les leçons de grammaire étaient interminables, grâce à l’emploi d’une présentation graphique minutieusement reproduite sur le tableau noir. Les textes en anglais prêtaient à de multiples exercices pratiques où phrases et locutions étaient, à titre d’exemple, traduites et retraduites dans un français amphigourique qui prétendait être à la fois proche du mot à mot et naturel. Enfin les leçons de vocabulaire, à partir de la seconde, prirent au moins une heure par semaine. Nous avions un lot important de mots et d’expressions à apprendre que nous restituions en classe dans un simulacre de conversation échangée avec le professeur. Tout ce fatras, ingurgité en catastrophe, était aussi vite oublié. Pour mécanique qu’elle fût, la méthode présentait l’avantage de procurer des notes brillantes contre un effort de mémoire temporaire, même à ceux des élèves qui, comme c’était mon cas, se débrouillaient médiocrement dans le thème et la version. Car, avec Duroi qui voulait donner l’impression à l’administration qu’il nous soumettait à un feu roulant d’épreuves, toutes les notes du trimestre entraient dans le calcul de la note de composition finale. Ce contrôle continu avant la lettre était une des plus riches facettes du bluff auquel notre maître se livrait à chaque instant pour échapper au soupçon de paresse qui aurait pu entacher sa réputation. Il pouvait de la sorte nous juger sur de nombreux résultats (quatre ou cinq épreuves par composition trimestrielle) qui laissaient supposer que nous bénéficiions d’un entraînement intensif dispensé par un pédagogue énergique. Dans le même sens, Duroi usait d’une deuxième technique parfaitement huilée dont voici le principe : À l’issue de chaque heure de cours, au lieu de laisser le responsable du cahier de texte de classe remplir son registre, comme il était d'usage, il exigeait de le tenir lui-même. C’était le seul moment où, penché sur son bureau, absorbé dans une réflexion intense, il dépensait un peu d’activité… de brio, même, car ce travail qu’il s’imposait avait pour objet de changer, à l’aide de phrases compliquées et d’expressions redondantes notre inertie en un labeur acharné : « Etude de centre d’intérêt », « Exercice de version et recherche », « Approfondissement du vocabulaire » « Méthode pratique du thème » etc., telle était la terminologie pédante derrière laquelle se dissimulaient les numéros de remplissage et d'atermoiement que nous réalisions sous la houlette de notre professeur. Misant sur ses infinies ressources stylistiques, Duroi, tout en ne faisant rien, trouvait à occuper sur le cahier de classe, deux fois plus de place que ses collègues ; il était aidé en cela par une écriture qu’il avait haute, épaisse et anguleuse, dont la nervosité cassante requérait une large surface.

(à suivre)

2 commentaires:

  1. Toujours cette savoureuse écriture qu'on prend un grand plaisir à goûter pour apprendre les épisodes si vivants qu'elle nous narre ! On attend, encore et toujours, la suite !

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  2. Bravo pour ce tableau si vivant qu'en le lisant, on se surprend a s'imaginer soi aussi dans la classe de Monsieur Duroi !

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