mercredi 19 octobre 2011

MONSIEUR DUROI

Duroi fut mon professeur d’anglais pendant trois ans, en troisième, en seconde et en première. Dire qu’il nous enseignait le parler britannique serait mentir : il se contentait de faire acte de présence, et plus que jamais les jours où l’ensemble de ses collègues faisaient grève, par esprit de contradiction sans doute et surtout par obéissance aux principes de discipline dont il se recommandait d’autant plus qu’il y trouvait matière à se distinguer du reste de la gent enseignante. C’était un grand type, raide, qui marchait la tête en avant, la mâchoire serrée et le front couronné d’une mèche disposée en hauteur. Il fallait qu’il eût toujours l’air de réfléchir. Il portait invariablement un long imperméable bleu foncé serré à la taille par une large ceinture. Sans élégance manifeste, sa mise était soignée ; il lui arrivait fréquemment pendant un cours de resserrer sa cravate avec le geste de tête avantageux qui sied. Quand il parlait, il arborait une moue dont la prétention frisait le dédain : sa diction était forcée, peut-être par l’habitude d’outrer pour les élèves la prononciation d’une langue étrangère, et ponctuée d’une inspiration par le nez qui coïncidait avec le claquement de la langue sur le palais. C’est ainsi qu’il ratifiait avec satisfaction ses propres paroles. Pour le reste, quand il nous faisait une observation, ou bien il proférait brièvement quelques mots que nous savions sans appel ou bien, s’il était dans d’heureuses dispositions, il donnait un tour ironique à sa remarque en levant le menton.

Comme le fond ne variait pas d’une formule à l’autre, dans le second cas l’intéressé n’avait pas plus le droit de sourire que dans le premier, et il n’en éprouvait d’ailleurs nulle envie ; la classe prenait, elle, à peu près dans son ensemble, une physionomie servilement amusée dans l’espoir d’apaiser l’ire professorale.

Duroi était persuadé d’avoir retiré de ses études ce sense of humour qui fait l’orgueil des sujets de sa gracieuse majesté et jamais la pensée ne lui serait venue que ses boutades remportaient un succès intéressé ou que leur banalité nous égayait à ses dépens. Le meilleur de son esprit ne dépassait pas le rebut de Trois hommes dans un bateau et sa vision du comique en général en était restée aux premières esquisses du burlesque anglo-saxon. Pour résumer ses conceptions, il croyait que pour être drôle il suffisait de dire le contraire de la vérité la plus patente en prenant une expression fine ; du moins était-ce le seul procédé comique que je lui vis jamais employer. Sa répétition nous fatiguait mais nous devions faire semblant d’en apprécier la cocasserie afin de ne pas nous heurter ensuite à la rancune du maître.

Celui-ci faisait en effet régner pendant ses cours une discipline dont la rigueur, sous ses mines de Matamore, dissimulait au fond un manque de sûreté de soi, et peut-être l’inquiétude d’une nature qui n’était pas pleinement en règle avec sa conscience. Un silence de mort planait pendant toute l’heure d’anglais ; le moindre chuchotement, le moindre double-décimètre tombant sur le sol entraînait une sanction. Si l’un de nous avait oublié son manuel d’anglais et que Duroi s’en aperçût, il était bon pour aller se présenter devant le surveillant général et s’estimer chanceux si l’affaire ne se concluait pas par une consigne du samedi après-midi.

Le climat des cours de Duroi rappelait celui d’une maison de redressement et ne se relâcha un peu, en esprit plutôt que dans la pratique, qu’à partir de la classe de première, lorsque notre professeur fut certain de ne plus avoir rien à craindre de notre part. Mais quoique une détente s’instaurât timidement, il n’en continuait pas moins à guetter tout signe annonciateur d’une possible coalition de ses élèves contre lui ou d’un relâchement de ces derniers contraire à ses méthodes autoritaires.

Dans tout système pénitentiaire, la sagesse pour les détenus passe par la flagornerie du Kapo, qu’elle s’exerce ou non au détriment des compagnons de captivité. Il en allait ainsi pour nous qui savions les inimitiés de Duroi promptes à s’affirmer, et innombrables les déboires de toute sorte auxquels elles exposaient les malheureux réprouvés. Il y avait, de fait, chez lui une tendance à la manie de la persécution. Aussi, quand il avait brimé, tout son saoul, l’un de nous pour des motifs justifiés ou non, il n’était pas rare de le voir radicalement changer d’attitude envers celui qu’il s’était plu à poursuivre de sa hargne obstinée. Flatté d’avoir maté l’individu qu’il n’avait du reste jugé bien souvent dangereux qu’en vertu d’une appréciation purement subjective et en tout cas erronée, il se prenait d’amitié pour lui en tant qu’il était la preuve de son autorité en même temps qu’un témoignage vivant de l’efficacité de sa pédagogie.

Pareillement, il aimait faire des derniers de classe ses têtes de turc. La distinction échut en première à Quentin, le frère de Florentin, qui ne savait pas grand-chose en anglais et qui, même s’il travaillait ses leçons, avait ce handicap de se troubler facilement devant Duroi. Celui-ci avait vite compris qu’il avait à faire à une nature faible, impressionnable : il ne se fit faute d’en profiter.

(à suivre)

1 commentaire: