lundi 5 août 2013

L'Abbé Galipeau (suite n°I)

En classe de seconde ou de première, l’abbé Galipeau avait centré une partie de son enseignement sur la question, devenue capitale aux yeux des pédagogues catholiques des années 60, du Sens chrétien du corps. On imagine sur ce sujet les réactions d’un public de jeunes gens en pleine adolescence… Les plaisanteries grasses fusaient, les ricanements s’étouffaient derrière les classeurs, les pantomimes de mauvais goût se répondaient d’un coin à l’autre de la salle de classe. L’abbé qui ne pouvait pas ne pas se rendre compte de ces dispositions d’esprit guillerettes, prenait une mine de martyr exténué, comme si nos facéties n’avaient eu d’autre visée que de le larder de mille traits au plus sensible de son être.

Nous sentant mal jugés, et persuadés que l’angle chrétien adopté par nos fiches de catéchisme pour l’étude des sens relevait d’une grotesque incongruité, nous continuions à nous relâcher de plus belle. L’entrainement ne nous faisait pas défaut. Les années précédentes nous avions déjà longuement abordé le problème du flirt avec le père Cottret, un jésuite qui témoignait en cette matière d’une curiosité plus insistante qu’il n’était indispensable. Sanguin, avec la constitution solide d'un paysan, l’abbé Cottret avait une nature violente qui s’accommodait sans doute difficilement du célibat. Tout nous inclinait à croire qu’il disputait là-dessus une lutte âpre dont l’enjeu incertain mobilisait beaucoup de ses forces et de ses facultés de réflexion. Lui-même était un homme simple, d’une rusticité ingénue, qui ne soupçonnait pas que ses considérations sur l’amour, cent fois répétées, trahissaient plus le trouble où il était plongé que l’élévation du moraliste dont il s’appropriait parfois la sévérité de langage. S’il ne s’interdisait pas de parler, selon ses propres termes, de « cochonneries » d’une façon plus ou moins mesurée, c’était invariablement pour en dénoncer les désordres et les dangers. Il revenait avec persévérance sur le sujet, en employant des mots crus qui devaient, pensait-il, lui donner l’allure d’un spécialiste chevronné ; il cherchait aussi, en affichant une rudesse sans détour, à provoquer nos confidences pour en apprendre davantage dans un domaine où son savoir était probablement beaucoup moins étendu qu’il le laissait entendre.

Lancé sur la pente d’une imagination ardente, il échouait à se contrôler et, comme à plaisir, multipliait les maladresses. Il prônait entre filles et garçons une amitié vigoureuse et sans détour. Comme son collègue l’abbé Galipeau, il condamnait la façon indiscrète et lascive dont certains « jeunes » dansaient le slow… Il évoquait avec courroux deux amoureux qu’il croisait chaque matin dans une rue proche de son domicile, en train de s’embrasser « sur les lèvres » et qui « mêlaient leurs langues ». Par quelle ruse de Sioux le digne prêtre était-il parvenu à s’assurer de ce dernier détail qui lui paraissait – comme à la plupart d’entre nous d’ailleurs – le sommet de la dégoûtation ? Nous n’avons pas songé à le lui demander mais, quoi que la science des comportements amoureux dût y perdre, sans doute aurait-il mieux fait pour notre édification de détourner chaque matin pudiquement le regard.

Il nous raconta une autre fois que sa cousine, « une forte fille, bien portante et carrément plantée », après avoir témoigné de la gêne et être devenue « rouge comme une pivoine » - ce dont il s'était bien sûr rendu compte - l’avait finalement « plaqué contre l’armoire » qui se dressait dans la chambre où elle lui avait demandé de la suivre. Un courant de silencieuse exultation parcourut nos bancs à l’énoncé de ces roides préliminaires ; nous nous attendions à la classique scène d’amour entre cousins dans l’obscurité d’un placard dérobé. Mais la belle n’avait recouru à cette diplomatique entrée en matière que pour annoncer ses fiançailles à son cousin. À quoi le malheureux collatéral, bloqué entre elle et l’armoire, avait répondu que ce sont des choses bien naturelles dont il ne faut pas avoir honte, mais qu’il faut au contraire être fier de ses sentiments lorsqu'ils sont purs etc.

Le thème épineux de l’amitié garçons/filles fut fatalement lancé sur le tapis. L’amitié peut-elle naître, entre un garçon et une fille, sans ensuite se transformer et céder la place à un sentiment plus intime, plus tendre ? Le débat n’était pas près d’être clôturé car la majorité d’entre nous n’avait jamais eu l'occasion d'expérimenter ces subtiles nuances affectives ; et, pour rendre l’échange de vues plus insoluble encore, nul ne proposait de définition de l’amitié qui eût permis de s’assurer qu’au moins nous parlions de la même chose. La réponse de ceux d’entre nous qui s’étaient forgé une opinion, était généralement négative… Non, entretenir de simples relations amicales avec une fille n’était pas possible… Mais Gérard Écaude, l’irréductible premier de la classe qui considérait la vie sobrement et sans malice à travers ses lunettes pour myope, prit le parti opposé :

– Pendant les vacances je jouais régulièrement avec des amis et leur sœur était avec nous. Nous nous entendions tous très bien. C’est comme si nous avions été juste entre garçons.

– Et quel âge avait cette fille ? demanda le père Cottret, intrigué de voir sa théorie battue en brèche.

– Dix, onze ans précisa Écaude qui, lui, en avait quatorze et dans cette circonstance n’avait pas grand mérite à être resté maître de ses pulsions, d’autant qu’il était à peine pubère…

(à suivre)

1 commentaire:

  1. J'apprécie beaucoup cette nouvelle série d'article, très instructive là encore, et toujours savoureusement racontée !

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