dimanche 18 août 2013

L'abbé Galipeau (suite n°VI)

Je n’avais pas assez estimé la susceptibilité de l’abbé. Cette mise au point n’était pas de celles dont il conseillait la pratique (par exemple entre un mari et une femme dans des séances hebdomadaires qui leur permettent de se concerter sur l’évolution du ménage, ou encore dans le cadre de forums périodiques destinés à faciliter les échanges des parents avec les enfants sur les grandes options du foyer…)

Bien que l’auteur de cette lettre n’eût que dix-huit ans, ce qui en relativisait la portée au sein d’une société en ébullition où tout un chacun avait, par principe, le droit de prendre librement la parole, la missive fit sur notre aumônier l’effet que produirait une bombe au beau milieu d’un congrès pacifiste.

(Je reviens en quelques mots sur Blandin. Ce garçon était le rejeton d’une famille très croyante ; sa mère, veuve depuis quelques années, fut atterrée de voir le bouleversement qu’avait opéré en lui son année de philosophie. Deux billes brillantes en guise d’yeux dans une physionomie ingrate, l’air de guetter toujours on ne sait quoi, le sourire évocateur d’un rictus batracien, les cheveux courts et hirsutes, Blandin était un garçon malingre et nerveux. Très bon élève, il monta à Paris préparer l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Il y consacra son temps à lire et à penser au bénéfice de la Révolution. Victime d’un accident de la route il y a peu, il a perdu un œil et a failli devenir aveugle. A partir de cet évènement les voies de la providence lui ont fait recouvrer la foi catholique qu’il avait perdue, et l’ont écarté du militantisme politique qui l’absorbait. Il enseigne depuis la philosophie, ou peut-être l’histoire-géographie, à l’institution religieuse Sainte Cécile de Mirmont.)

Je connus le retentissement de mon courrier adressé à notre aumônier, par mon camarade Mercier qui m’accosta un jour à la Faculté de droit par un : « Il paraît que tu as écrit une lettre à Galipeau », à quoi il s’empressa d’ajouter : « il était furieux… » Puis il me cita une réflexion de l’abbé selon laquelle j’étais bien parti pour occuper une place de choix dans le répertoire encyclopédique de l’ignominie. J’eus vent encore de mon brûlot épistolaire par Camille Germont qui, sur le rapport de son frère Adrien, familier de l’abbé Galipeau, jugeait en hochant la tête : « Quand même tu y as été fort ! » Tout cela me donna une idée des réactions provoquées par ma lettre de justification dont je n’eus jamais d’échos plus directs.

Il me reste pourtant un dernier fait à relater.

Ma sœur Alice, plusieurs années après, tomba par hasard dans la sacristie de Sainte Marthe sur un individu replet, en blouson, portant un col roulé et une volumineuse écharpe autour du cou, qu’on lui désigna comme étant l’abbé Galipeau. Reconnaissant le nom de mon ancien aumônier, elle s’en approcha, se présenta à lui et lui demanda s’il n’avait pas eu son frère Louis comme élève au lycée Boileau. « Oui, je connais ! » maugréa l’abbé pour toute réponse, en replongeant le nez dans son bréviaire. L’entretien était clos. Alice comprit que l'ecclésiastique ne lui donnerait pas de congé plus civil, et se contenta de tourner discrètement les talons. Une chose paraissait certaine, l’abbé Galipeau, malgré le temps passé, n’avait toujours pas digéré notre échange de correspondance… Peut-être y a-t-il repensé longtemps encore avec rancœur…

Notre entrevue de 1968 fut la dernière. Un jour j’appris que la mort l'avait délivré des tourments de la condition humaine à laquelle il était si peu fait, et que la providence, clémente comme elle l’est envers le plus grand nombre, n’avait pas repoussé trop loin l’heure de l'en affranchir. Déjà vieilli, l’abbé Galipeau avait cessé ses fonctions d’aumônier de lycée ; il exerçait son sacerdoce dans une paroisse bourgeoise à l’extérieur de Mirmont, dont il était le curé.

Avait-il changé depuis Boileau ? S’était-il enfin endurci contre les épreuves de la vie cléricale ?

Je ne saurais le dire. Mais aujourd’hui, lorsque je m'efforce de le retrouver en pensée, comment l'imaginerais-je autrement que rendu à sa vocation éternelle, et jouissant pour toujours des félicités d’un monde bienheureux où ni rumeur, ni dépêche, ni pli ne vous parvient jamais des vivants ?

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