Le grand œuvre de l’abbé Galipeau était la création d’un foyer installé à deux pas de Boileau, dans un quartier pauvre et insalubre. Aucun désagrément à cette occasion ne lui fut épargné ; le financement de l’opération était précaire ; les étudiants africains qui y louaient des chambres à un prix avantageux, se reprochaient leur appartenance à des ethnies différentes ; la salle du bas avec la table de ping-pong attirait les gamins du voisinage. Les lycéens venaient y sécher les cours et y traînassaient dans un climat de liberté prédélinquante. Echappant à la surveillance du lycée et du cercle familial, ils y apprenaient à fumer et à s'injurier. Au premier étage les plus âgés venaient lire Le Monde et les grands hebdomadaires de la presse politique. On ne pouvait y placer un tronc en vue d’une collecte philanthropique (pour soutenir les populations du nord-Vietnam ou remédier à la famine dans tel pays sous-développé…) sans le retrouver fracturé ou au moins allégé de son contenu, lequel servait alors à alimenter la caisse des juke-boxes et des flippers des bars les plus proches.
Quand j’eus décroché mon bac, l’abbé Galipeau m’envoya une lettre dactylographiée dans laquelle il formait le vœu qu’à l’approche de ma vie d’adulte, je reste fidèle à la voie qu’il s’était efforcé de nous enseigner. Nous étions au mois de juillet 1968. Il soulignait dans son courrier que, bien qu’ayant remarqué mon « hostilité » à son égard, hostilité, précisait-il, que je n’avais cessé de lui marquer, il se faisait néanmoins une obligation de prendre congé de moi en me prodiguant ses encouragements. Le terme d’« hostilité » m'imputait, avec une feinte indulgence, l’exclusive responsabilité d’un manque d’affinités ou d’une opposition qui pouvaient avoir eu des motifs plus sérieux qu’une animosité irréfléchie ou systématique de ma part ; cette façon de s'exprimer me déplut. Je n’avais, il est vrai, jamais ressenti beaucoup de sympathie pour la personne de notre aumônier ; mais, quant à ses idées, même s'il m’était arrivé de m’en écarter, le doute ou le désaccord qu’elles m’inspiraient ne provenaient certainement pas d’une inimitié instinctive que j’aurais cultivée contre l’homme. J’étais prêt à lui reconnaître les circonstances atténuantes du scrupule, des bonnes intentions et du désir de bien faire, mais il ne m’était pas possible, malgré tous mes efforts, de l’honorer de l’admiration amicale qu’il attendait du rayonnement de son ministère, aussi respectable fût-il. Je répondis pendant l’été par une carte postale qui lui annonçait une lettre pour plus tard.
En octobre ou novembre 1968, il m’arrivait d’être présent au lycée Boileau à l’heure de la sortie pour y retrouver mes amis Florentin et Desclous qui y faisaient leur terminale ; pour moi, j’attendais la rentrée de la faculté de droit, qui tardait à la suite des désordres de mai. Je tombai ainsi nez à nez avec l’abbé Galipeau un jour où je me tenais aux abords immédiats du grand portail du lycée. J’étais assez honteux, je dois l’avouer, de ne pas lui avoir écrit comme je m’y étais engagé, conscient que je n’avais d’autre excuse à invoquer que ma paresse. Notre aumônier se montra néanmoins aimable et, pour paraître attacher quelque prix à ma personne, me rappela qu’il espérait toujours la lettre en réponse que je lui avais promise.
Ce mot il le reçut peu après, aux environs de Noël, et le retentissement qu’il eut sur lui dépassa la mesure prévisible. Mon propos pourtant n’avait pas été de le heurter mais simplement de lui fournir les explications qu’il souhaitait. Je ne puis citer littéralement les termes de l’explosive missive, dont je n’ai pas conservé de copie, mais sa teneur était à peu près celle-ci :
J’indiquai en premier lieu à mon correspondant que le vocable « hostilité » m’était apparu inapproprié sous sa plume, pour caractériser de simples divergences d’opinions ou de sensibilité, et j'ajoutai me prévaloir de la liberté d’expression tant prônée par les catholiques pour exposer en quoi mes points de vue différaient des siens. Je m’empressai d’user du mot « dialogue » auquel l’abbé, féru de colloques, de séminaires et de tables rondes, ne pouvait que trouver un caractère agréable et familier. Passé cette introduction, j’attaquai le sujet. Je notai la stérilité des discussions entre catholiques, leur fatuité, leur parti pris d’élévation plaqué sur des préoccupations résolument profanes ; le mépris qui en ressortait pour toute vocation mystique, présentée désormais comme la négation de la personne et le résidu de la crédulité ; l’abandon des grandes directions de la vie spirituelle dictées par la grâce.
Faire de l’observance religieuse le vade-mecum de la contemplation de soi, l’orienter vers une méthode de décontraction mentale doublée d’une doctrine paresseuse et conciliante du conservatisme en politique, c’était, expliquai-je, refouler le testament chrétien au statut d’une quelconque philosophie d’entraide sociale, d’un dispensaire de soins antidépressifs ou d’un réseau d’assistance publique. Préférer les moyens humains à la « cité céleste » promise par les Ecritures, c’était édifier la Babel dont la chute avait été de tout temps prédite... Telle était à peu près mon entrée en matière. L’abbé Galipeau, tourné en esprit vers les choses de la terre auxquelles - il faut lui rendre cette justice - il ne comprenait à peu près rien, aimait, dans le respect concret d'un monde en ascension, s’élever contre la citation, d’ailleurs largement passée de mode, de la parole du Christ : « Mon royaume n’est pas de ce monde ». Si, s’exclamait-il, justement, le royaume des chrétiens est de ce monde !... Pensée hardie que ratifiait l'opinion générale et, particulièrement, celle d’Albert Camus dont nul n'aurait songé à discuter l'autorité.
(à suivre)
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