jeudi 15 août 2013

L'abbé Galipeau (suite n°V)

J’enchaînai – et c’était là le nœud le plus délicat de mes explications – par l’insuccès de son ministère. Je m’étonnai qu’il eût déploré les évènements de mai 1968 alors que la casuistique morale qu’il nous enseignait (le libre examen de conscience, la recherche de l’épanouissement personnel, le mépris des conventions, le refus des devoirs s’ils ne s’imposent pas comme un besoin, l'obligation de se "remettre en cause"…) annonçaient les grands thèmes de la contestation qui avait agité les esprits pendant ce mois de mai explosif. Lui et ses collègues prêtres, quand ils étaient imbus de principes analogues, avaient sarclé le terreau dans lequel les révolutionnaires, dont la plupart récusaient jusqu’à l’idée d’une religion, n’avaient plus eu qu’à semer le grain et à le récolter ; ils avaient beau jeu à présent de larmoyer devant la subversion qu’ils avaient eux-mêmes favorisée en amendant les vérités professées par l’Eglise.

J’énumérais à titre d’exemple les élèves assidus de l’abbé qui, au cours de la seule année 1967/1968, avaient insensiblement évolué du catholicisme à visée sociale jusqu’au matérialisme dialectique le plus intègre. Je ne me contentais pas d’une synthèse toujours sujette à discussion ; je dressai la liste des noms. Si ce recensement ne devait rien apprendre à mon correspondant qui ne pouvait ignorer la conversion de ses anciens fidèles, du moins cette manière détaillée me dédouanerait-elle du grief d'avoir procédé par voie de généralisation à partir d'un ou deux cas isolés. Je m’attardais sur l’exemple de Blandin dont je traçais un bref historique.

De famille catholique, Blandin était un garçon très croyant et pratiquant. Au début de notre année de philosophie il ne se cachait pas d’être un Galipeauphile convaincu. Je crois me souvenir qu’il avait fait avec notre aumônier un camp de Corrèze. Il chantait ses louanges avec un enthousiasme sincère, professait une grande estime pour sa personne et ses conceptions. En octobre, novembre il conservait cette même position, avec un raisonnement directement sorti de la boîte à surprises de l’abbé. « Moi je ne suis pas de gauche ; mais j’admire les gens qui sont en même temps catholiques et de gauche, déclarait notre camarade ; je trouve ça, vois-tu, vraiment courageux ! » En janvier, Blandin prenait déjà du recul par rapport à notre aumônier ; il en venait à le traiter comme un type sympathique mais en retard sur à peu près tous les courants novateurs de son temps. Quand il y faisait allusion dans une société d’esprits aussi évolués que le sien, c’était avec le rire entendu qu’on réserve au simplet du village. Il avait réalisé son rêve, jugé cependant inaccessible quelques semaines auparavant, de devenir « catholique de gauche »... Deux mois plus tard, en mars, Blandin appartenait cette fois à la gauche tout court, et même à l’extrême bord de celle-ci, la gauche révolutionnaire et athée. Le pauvre abbé Galipeau ne bénéficiait plus pour lui d’aucun prestige, et si son nom, par surprise, tombait dans la conversation, son cas était aussitôt réglé par quelques commentaires acerbes et méprisants, sans autres formes de procès. Je rappelais dans ma lettre à l’abbé que notre professeur de philosophie, Vincent Cantet, n’avait pu si bien marquer de son sceau notre classe de terminale que grâce au concours actif des jeunes catholiques qui composaient son public : ceux-ci n’avaient aucune raison de refuser leurs généreux suffrages à un communisme révolutionnaire d’essence castriste ou maoïste dont les premières réalisations prophétisaient une ère de bonheur universel. Je soulignais encore à l’intention de l’abbé Galipeau que parmi les garçons inscrits à ses cours d’éducation religieuse, les lycéens qui avaient pris de la distance avec son enseignement étaient les mêmes qui s’étaient ensuite gardés des dogmes de la contestation soixante-huitarde : les Delabre, Cardon et quelques autres.

Il avait obtenu ainsi, concluais-je, le résultat paradoxal de s’être aliéné ses anciens fidèles devenus hostiles à la cause de l’Eglise, et, les ayant désavoués, de donner raison à ceux de ses anciens élèves qui n’avaient jamais reçu son enseignement qu’avec les plus grandes réserves. J’achevai mon épitre en l’assurant de mes respectueux sentiments et en le priant de ne voir dans les pages qui précédaient que la volonté de me justifier envers lui dès lors qu’il avait mis mes intentions en doute.

(à suivre)

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