dimanche 8 janvier 2012

La Famille Michalon (suite n°I)

Avec Jean-Yves, l’aîné qui est de trois mois mon cadet, pas de choc frontal. Il a hérité la nature de son père, faible, ponctuée de quelques colères inoffensives qui se résorbent pour peu de temps en bouderies muettes. Sa mère le tient complètement sous sa coupe ; il est un élève studieux, inconsistant, timoré. Comme il n’a aucun don notable et qu’il n’arrache ses distinctions scolaires qu’à force de révisions et d’entrainement à domicile, ses succès scolaires ne cesseront de décroître à mesure qu’il gravira l’échelle des grandes classes. Prix d’excellence au départ, cantonné à une moyenne sans gloire au niveau du bac puis des classes préparatoires, voilà le prix que le malheureux Jean-Yves payait à douze années de servitude familiale. À ses parents celui-ci donne évidemment toute satisfaction ; Florence en particulier savoure la joie d’avoir sous ses yeux la vivante certification de son autorité.

Marie-Sophie, la seconde, n’est pas de la même eau. Elle tient du côté de sa mère ; et cette ressemblance, mal vécue par Florence Michalon qui s’estime sans doute inimitable, s’affirme au fil des ans. La fille, chaque fois que l’occasion s’en présente, se rebelle contre le joug maternel ; rudement rappelée à l’ordre, elle se tient à l’affut de la faille, épie la moindre défaillance de la matrone, pour recommencer aussitôt la lutte. Entre elle et sa mère c’est la guerre froide. Si Florence trouve dans ces exercices presque physiques une médication efficace contre les aigreurs d’estomac ou tous autres troubles mécaniques, elle ne manque pas une occasion de déplorer le tempérament vicieux et rétif de sa fille. Mais avec Marie-Sophie elle a du moins la possibilité de donner libre cours à ses instincts batailleurs, et d'assouvir son amour de la suspicion, de l’espionnage et des châtiments exemplaires.

Alors que Marie-Sophie a une dizaine d’années, Madame Michalon qui désespère d’en faire une écolière modèle et n’hésite pas à recourir aux méthodes radicales pour remplir ses objectifs scolaires, va trouver la maîtresse d’école et la convainc de faire porter par sa fille pendant la durée d’une journée de classe un bonnet d’âne qu’elle remet à l’enseignante. Une fois de plus la force de persuasion de Florence fait merveille ; car Marie-Sophie eut effectivement à subir ce traitement injurieux à une époque où les pénitences publiques avaient cependant officiellement déserté la discipline des lycées français.

Aussi coercitifs que fussent les procédés employés par Florence, celle-ci ne viendra jamais à bout de la hardiesse et de l’indépendance de Marie-Sophie. Quand cette dernière finira par redoubler l’une de ses classes, dans le secondaire, Madame Michalon n’aura d’autre parti, pour sauver la face, que de clamer partout que c’est elle-même qui a tenu à empêcher sa fille de monter dans la classe supérieure « parce qu’elle n’est pas encore assez mûre » malgré une moyenne qui aurait suffi à lui permettre cette ascension. D’une manière générale, Madame Michalon ne recule devant aucune déformation, aucun rapport mensonger pour asseoir son prestige. Elle appelle « ma villa » une maison de campagne que des amis de son mari mettent à leur disposition pour les vacances ; à l’entendre on pourrait croire qu’elle a passé son enfance dans le collège le plus sélect de la région ambrenaise et qu’elle a, grâce à ses relations familiales, pénétré l’intimité de tous les grands de ce monde. Tout propos de sa part dont l’objet est susceptible de la présenter sous un jour flatteur, doit être pris avec les plus vives réserves.

Lorsque Marie-Sophie atteint l’âge de treize ou quatorze ans et devient une jolie jeune fille aux formes attrayantes, Floflo (c’est le surnom affectueux que lui donne son mari) sent dans son âme de femme mûrissante pénétrer le dard aiguisé de la jalousie féminine. Elle devient brutalement envieuse des premiers succès de l’enfant qui commence à attirer sur elle le regard des hommes ; de sa grâce qui ne demande qu’à éclore, des avantages physiques de la jeune fille qui sont ceux qu’elle-même a eus jadis en partage avant que le temps les effrite et la ramène à un second plan auquel son caractère absolu ne l’a pas habituée. Aussi traite-t-elle couramment sa fille de dévoyée, d’ordure, dans les cas extrêmes de p… et lui fait-elle part des attentions mâles dont elle, sa mère, est toujours l’objet. En voiture, Madame Michalon, tout en maniant avec virtuosité son volant apostrophe Marie-Sophie installée à ses côtés sur le siège avant droit : « Dis donc, en voilà un qui ne se gène pas pour lorgner mes jambes ! Désolée, mais ce ne sont les tiennes qui l’intéressent… » J’assiste à la scène depuis la banquette arrière. « C’est pas encore pour toi, ma petite ! »

À cette époque, la Michalon aborde le cap difficile où une femme doit accepter de ne plus être en tête dans la course à la séduction. Elle s’y refuse, incapable d’abandonner un pan de sa suprématie en quelque domaine que ce soit. Sa peau fatiguée par l’usage immodéré des fards se fendille en d’innombrables rides, les mains se dessèchent et se sculptent autour des phalanges. Le cheveu est un peu plus rare et ses rondeurs ont perdu de leur fermeté. La grande opération de camouflage commence ; pommade et poudre sur les chairs mortes, rimmel et bleu sur les paupières fripées, rouge ou rose brillant sur les lèvres crevassées, teinture caramélisée sur la chevelure à laquelle un gonflage artificiel rend un semblant de profusion. Arrangée, retapée, fringuée, Madame Michalon porte des couleurs voyantes qu’elle a toujours préférées à une harmonie plus nuancée, suivant en cela le goût plébéien qui l’amène à confondre bon goût et élégance ostensible.

Emmanuel Michalon est le troisième des enfants : il doit avoir cinq ou six ans de moins que Jean-Yves. Pendant sa petite enfance, son visage simiesque faisait la joie de son entourage et créait même l’illusion d’une certaine vivacité. On le surnommait Manu et plus souvent Mémel, petit-nom qui lui est resté ; dans ses premières années, chacun s’amusait de sa laideur expressive. Malheureusement, en grandissant, Mémel prend du poids et, sans rien perdre de sa hideur originelle, l’accroît au contraire d’une poussive atonie. Son visage se boursoufle, sa bedaine se gonfle, le regard se vide, l’allure générale s’alourdit, le souffle qui animait l'ensemble s’alentit. Mémel se mue désormais en Bouboule, un « avorton adipeux » pour citer les fils Gros qui le décrivent comme un paquet de graisse poltron et souffreteux. Sa mère, en commère possessive qu’elle est, l’élève comme elle a élevé les deux aînés avec mille précautions qui sont autant de raisons d’exercer sa tyrannie sur ce fils affectionné, bientôt promu par elle au rang de favori. Elle le choie avec une autorité rude, le couve, l’écrase et s’empresse, sous on ne sait quel prétexte sanitaire, de réclamer à l’Education nationale qu'elle veuille bien l'exempter d’éducation physique. Elle obtient satisfaction. Entre autres soins, elle lui fait avaler des pilules contre l’obésité qu’il ingurgite avec des hoquets, des trépignements apeurés et des étranglements convulsifs. Tard dans la soirée, comme parfois il menace de suffoquer, Florence descend avec lui à la cuisine et sort du frigidaire un morceau de viande froide ou de charcuterie qu’il absorbe goulument pour ne pas se pâmer d’inanition.

(à suivre)

 

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