dimanche 15 janvier 2012

La Famille Michalon (suite n°II)

Les frères Gros qui observent Emmanuel haineusement pendant les années 1967 et 1968 brossent de lui le portrait d’un amas de lipides affligé de boulimie, dont les capacités stomacales, à les en croire, seraient gargantuesques : il dévore à table des portions qui rebuteraient toute mandibule moins insatiable que la sienne ; il se bourre gloutonnement, mastique avec voracité, déglutit en produisant un son chuintant. Son ardeur est telle en matière gastronomique que, comme un gros Poucet, il sème tout autour de lui des échantillons culinaires qui permettraient à un détective privé de reconstituer après coup les étapes du carnage, de l'entremets au dessert. À l’aplomb de sa chaise, entre le molleton de la table et la nappe, dans les franges du tapis, jusque sous la commode située au fond de la salle à manger, les petits pois, les queues de sardine, la peau du saucisson à l’ail, la ficelle du rôti, les câpres, les gousses d’ail sorties de la chair durcie d’un gigot recuit et tous autres reliefs des plantureuses agapes de la famille Michalon gisent comme les tristes dépouilles d’un massacre anonyme, qu’on aurait exhumées pour les besoins d’une cérémonie commémorative. Bouboule, ventru, la peau tendue à éclater, parle d’une voix trainante et nasillarde. D’un caractère capon et médiocre, il double la conversation des adultes de plaisanteries et de commentaires hilares proférés sur un ton gras, multipliant les réflexions malsonnantes et les calembours éculés ; sans souci de la réserve qu’un enfant doit à la considération des plus âgés, il inflige à son auditoire des récits fastidieux, remplis d'aperçus indélicats d’où tout signe avant-coureur d’une opinion personnelle est banni.

À mesure qu’il régresse vers le goinfre primitif, Manu s’attire les faveurs grandissantes de sa mère. Celle-ci se reconnaît sans doute dans les curiosités et les appétits grossiers de son rejeton. De ses origines populaires, elle a en effet conservé le goût de la buanderie, du graillon, des ragots domestiques, de l’office et du trottoir. La fibre native vibre toujours sous ses dehors de distinction forcée : elle parle trop haut, porte des vêtements criards et à la fin des repas, s’ils sont bien arrosés, rit avec trop d’abandon et s’épanche avec une crudité de langage que prohibent les bonnes manières dont elle se croit pourvue. Les révélations graveleuses, les jalousies, les rivalités d’arrière-cour, les indiscrétions sur les tares des uns et des autres la passionnent ; les vilénies, les faux pas, tout écart qu’elle croit pouvoir imputer à tel ou tel, elle les divulgue avec feu. Dès qu’elle peut fureter dans les affaires intimes du voisinage, la voilà qui prend parti, complique à plaisir la situation qu’elle prétend traiter, en inhale à pleins poumons le fumet fétide et, par des confidences effrontées, donne au problème la publicité qui le rendra définitivement insoluble. Après avoir répandu qu’elle est bien bête de se mêler des difficultés d’autrui, que l’on ne l’y reprendra plus, elle dont les élans de générosité n’ont eu si souvent pour récompense que l’ingratitude de ses obligés, elle repart à l’assaut et se fait une joie de colporter derechef les médisances et les calomnies les mieux faites pour décupler l’infortune des nouveaux élus de son âme compatissante... Elle se fixe avant tout d’intervenir – si possible pour porter tort à l’objet de son ardente sollicitude – et se fait gloire d’être au courant la première… Nous vérifierons plus loin cette constante de sa psychologie.

Pour en revenir à Bouboule, elle apprécie dans ce fils chéri le nabot malintentionné. Elle se délecte de l’inconvenance de ses saillies, encourage ses talents de rapporteur et de courtisan. Elle le choie, ravie de sa platitude et de ses plus épaisses aspirations, et lui voue une préférence dont les autres enfants, surtout Marie-Sophie, subissent l'injuste contrecoup.

Parvenu à sa quatorzième année, Mémel n’a pas quitté son hébétude intérieure, mais il lui arrive d’en surgir à l’occasion d’une anecdote grivoise. Dès qu’il est question de filles son œil vitreux s’embrase et la lumière d’une joie gourmande envahie sa physionomie rebondie comme un ballon de baudruche. C’est, aux dires de Patrick et Gilles Gros, attachés plus que jamais à exercer leur contrôle vigilant sur les mauvais penchants du jeune adolescent, un obsédé précoce à l’imagination voluptueuse, aux réflexes jouisseurs, qui aurait toutes les chances de se signaler un jour à l’attention de ses semblables dans des disciplines répertoriées par les ouvrages de criminologie au chapitre des outrages ou des attentats aux mœurs ; et certainement pas dans d’autres spécialités plus relevées. Resté délicat, il fume uniquement des cigarettes blondes mentholées dont l'influence est censée exercer sur sa frêle constitution un pouvoir apaisant. C’est Florence qui, pour ces raisons médicinales, finance sa consommation de tabac après avoir interdit à Jean-Yves de fumer au motif que cette habitude ruinerait son épargne et sa santé.

Le dernier des quatre enfants est Perrine. Une gamine de six ou sept ans qui est née ravisée en même temps – surtout – que malavisée… À son propos, les fils Gros sont fiers de citer un mot de leur père dont la veine humoristique apparaît d'autant plus remarquable sous ce rapport qu'elle est en général peu féconde : le haut magistrat aurait, avec une verve qui met sa progéniture en joie, attribué à la fillette l’amusant sobriquet de « la pétasse ».

(à suivre)

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