samedi 14 janvier 2012

Le G.A.L.C. (suite n°III)

Torturés par le besoin de trouver rapidement de la copie, nous fûmes plusieurs à recourir, sans nous être passés le mot, aux derniers expédients. Nous avions quelques textes à notre disposition, mais pas en nombre suffisant pour remplir les colonnes de notre revue. D’abord une rédaction pour laquelle Pernelle avait obtenu un dix-huit sur vingt et dont son père, professeur de français, était l’auteur, « La mèche » (le narrateur observe dans un train un individu dont la mèche est décoiffée : il en tire des conclusions sur les sentiments de l’intéressé et sur sa vie). Il y avait aussi un mot croisé qui datait de l’année précédente (j’appris bien après, au hasard d’une conversation, que Cardon en était l’auteur. Une définition, fondée sur un calembour très approximatif, m’était resté en mémoire : « Il n’exhale pas l’ivresse » ; le mot à trouver était « Boileau ». L’à-peu-près, malgré son niveau très moyen, et peut-être à cause de cela, s’était gravé suffisamment dans mon esprit pour que je m’en souvinsse plus de cinq ans plus tard). Venait ensuite une nouvelle de guerre due à l’imagination fertile de notre camarade Mallet, qui narrait les exploits héroïques des aviateurs d’une quelconque escadrille d’élite avec mess, cockpit, piste d’atterrissage, et, pour protagonistes, des as de la voltige et des têtes brûlées qui regagnaient évidemment la base quand tout le monde les tenait pour morts. L’influence du Grand Cirque et de Normandie-Niemen devait y être sensible. Nous complétâmes sans vergogne le sommaire. Aublé pondit un papier sur les différentes sortes d’élèves que chaque classe contient, démarquage impudent de La Potachologie de Goscinny, illustrée par Cabu. Un autre collaborateur dont j’ai oublié le nom, n’éprouva aucune gêne à apposer son paraphe sous une parodie d’Oceano Nox universellement célèbre dans le monde scolaire. Néanmoins – était-ce pour lui donner un tour plus personnel ? – il l’avait recopiée avec tant d’imprécision, ou se l’était appropriée avec une si grande liberté, que non seulement une bonne moitié des vers boitaient, mais encore qu'amputée de sa fin, la pièce ne signifiait plus rien.

Pour ma part j’apportai un article documenté sur l’écrivain Xavier Anselme, qui causa l’admiration de Le Goanvic lorsque je lui en donnai lecture. Ce n’était pas autre chose que la préface des Voyages Mystérieux de Gédéon Pic parus dans la collection de poche Marabout géant : je l’avais recopiée en toute hâte entre le déjeuner et le départ pour le lycée. Je m’étais contenté de pratiquer une ou deux coupures dans le texte de Marc Aucassis pour abréger ma copie. Là-dessus j’avais conclu par une boutade qui, elle, avait le mérite d’être de mon cru : je proposais à l’administration de remplacer la statue de Nicolas Boileau qui se dressait en pied dans la cour d’honneur du lycée, par l’effigie du maître de l’aventure. Pour inoffensive qu’elle fût, la plaisanterie parut dangereusement irrévérencieuse au proviseur qui exigea qu’on la supprimât. Xavier Anselme, quoiqu’il eût suivi l’essentiel de sa scolarité au lycée Boileau où il s’était comporté comme un brillant sujet à la fin du XIXe siècle, n’avait laissé officiellement aucune trace de son passage dans son cher vieux « bahut ». L’invention fantaisiste de l’écrivain, l’intrépidité de son héros au grand cœur, la faveur du public populaire qu’il s’était acquise, ces atouts l’avaient définitivement perdu dans l’estime de ses anciens maîtres puis dans celle de leurs successeurs. La caution tardive du mouvement surréaliste qui avait voulu trouver chez Anselme, comme chez d’autres représentants de la littérature d’évasion, le sceau d’un monde imaginaire libéré du carcan de la raison positive, n’avait pas réussi à désarmer la réprobation de Boileau pour la carrière dévoyée de son ancien élève, au départ si prometteur. D’où le haut-le-corps du proviseur à l’idée que le génie de L’Art poétique pût se voir préférer La Griffe du Maharaja ou Le Mystère de Bethsabée, pudiquement ignorés d’un lycée dont les ambitions étaient autrement plus élevées. Sauf le retranchement de la conclusion, cancellée comme blasphématoire, le proviseur ne vit aucun inconvénient à la diffusion du reste de l’article que j’avais grossièrement pillé.

Le Goanvic non plus. Mais si le proviseur était vraisemblablement la dupe de nos contrefaçons, lui, Goanvic, n’avait pas cette excuse. J’ai appris par un camarade, à quelques temps de la sortie de notre MIRUS, que notre mentor n’ignorait rien de l’origine inavouable de mon écrit. Je suppose qu’il en allait pareillement pour les autres textes dont j’ai souligné l’authenticité très douteuse. Seulement Le Goanvic tenait trop à ce que les œuvres du G.A.L.C. se perpétuassent pour s’arrêter à des bagatelles qu’au fond il désapprouvait. Peut-être craignait-il que le silence prolongé de notre revue ne déçût l’attente de notre proviseur Monsieur Vildaquet qui comptait sur elle pour compléter le florilège de son établissement ? Quoi qu’il en fût, et malgré ses imperfections, notre publication parut. J’avais rapidement gribouillé quelques illustrations ; la principale et la plus réussie représentait un singe que j’avais décalqué sur la bande dessinée pour enfants Sylvain et Sylvette.

Vildaquet jugeait important que le lycée Boileau dont il assurait la direction avec une élégance et un brio indéniables pût abriter des manifestations culturelles ; il les encourageait par sa présence et distribuait toutes les autorisations utiles pour en faciliter le déploiement. Il devait trouver ces réalisations utiles à la renommée de son établissement, et, par là, à sa réputation personnelle. En quoi il n’était guère exigeant. Il avait concentré sa fierté sur la fête du lycée dénommée la Fête de la Bruyère (référence à l’énumération mnémotechnique des moralistes les plus fameux du XVIIe siècle français : « La bruyère boit l’eau de la fontaine Molière »).

Les réjouissances dont on me pardonnera d’avoir oublié le programme exact s’étalaient sur la soirée du samedi et pendant la journée du dimanche d’une semaine du mois de mai. La joie des lycéens était moins d’y participer que d’essuyer pendant les trois jours qui précédaient, le contrecoup souvent providentiel des dérangements qu’occasionnait la préparation des festivités. Les dispenses pleuvaient et les professeurs étrangers au joyeux branle-bas considéraient leur classe clairsemée avec amertume. Ils comprenaient mal que leur enseignement fût déserté, avec la bénédiction du proviseur, pour la mise au point de divertissements dont l’objet était assurément futile et auxquels ils n’étaient d’ailleurs pas invités. Vildaquet, le moment venu, se pavanait avec cette rigidité supérieure qui, en plus de trois poils roussâtres qu’il se laissait pousser sous le nez, lui avait mérité le sobriquet d’Hitler, ratifié par maintes promotions de lycéens.

Traditionnellement, une pièce de théâtre interprétée par la troupe dite « du lycée Boileau » dont les trois quarts des effectifs nous étaient inconnus, remplissait le programme du samedi soir. Elle était représentée sur des tréteaux montés dans l’arrière-cour du grand lycée sur laquelle donnait le bâtiment plus récent des classes de physique-chimie. Des œuvres de Marivaux, de Goldoni – celui-ci était très à l’honneur à cette époque – ou d'autres auteurs confirmés du XVIIe ou du XVIIIe siècle servaient d’argument à ces exhibitions dramatiques. En guise d’ouverture l’orchestre ou la chorale du lycée, tous deux pareillement brouillés avec la justesse, vagissaient en plein air une harmonie maussade, anémiée par le défaut d’acoustique.

Le lendemain : repas-cabaret dans le gymnase décoré pour la circonstance de peintures murales qui reproduisaient des motifs marins : bateaux, gueules béantes de poissons exotiques, sirènes au buste sculptural, tous badigeonnés dans des tons vifs qui laissaient peu de place à la nuance et à la suggestion. Des filets de pêche tendus sur les espaliers venaient parfaire la décoration. N’importe qui pouvait prendre part au déjeuner à condition de débourser une forte somme et de mépriser les plaisirs gastronomiques qu’une mise de fond analogue aurait pu lui procurer dans un cadre plus raffiné ; durant ces agapes des lycéens se produisaient dans diverses attractions. C’était l’occasion, de découvrir chaque année « un incroyable petit prodige » qui, passé une gloire éphémère limitée au laps d’une semaine, retombait bientôt dans un anonymat définitif.

(à suivre)

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