mardi 24 janvier 2012

La Famille Michalon (suite n°III)

Vie publique

 

On a déjà compris que dans la vie publique Florence était le poison, le trublion dont il est vital de se garder : une voix impérieuse lui dictait de se mêler de toute histoire emberlificotée dont elle avait eu vent, et elle y mettait d’autant plus de détermination que personne n’avait réclamé son secours. Elle discernait toujours les germes d’une catastrophe imminente dont l'urgence requérait sa fougue et son esprit batailleur. Son absence de tact, ses prétentions au commandement, son venin cancanier et son explosif amour propre lui permettaient de dégrader n’importe quelle situation au départ un peu délicate. Elle étendait encore son domaine d’action en s'insinuant avec un même aplomb dans les milieux les plus disparates où elle cultivait ensemble connaissances de bon ton et complicités boutiquières, quand il ne s'agissait pas carrément d'amitiés de mauvais ton.

Ses ascendances populacières la mettaient de plain pied avec la condition des subalternes qu’elle dominait pourtant du point culminant où son mariage l’avait hissée ; elle aimait se retremper dans ce limon originel qui restait son véritable élément. La façon très libre de son allure et les épanchements à la hussarde avec lesquels elle abordait le premier venu à qui elle décidait d’en imposer, lui attiraient la sympathie des vaniteux et des niais, et empêchaient les timides et les lents de se libérer à temps de son envahissante personne. Là où elle avait mis le pied, l’herbe ne repoussait plus – en tout cas plus tout à fait comme avant… Elle incarnait le génie de la discorde ; elle avait le don de créer les différends où il n’y avait avant elle que bénignité et harmonie, et répandait comme un sortilège le virus de la zizanie, pareille à un médecin horrifique qui pour mieux exercer son art, inoculerait un mal inguérissable à un patient en bonne santé.

Dans le milieu de la magistrature mirmontoise, les démêlés de Florence avec les épouses des collègues de son mari, ses altercations avec les plantons de la cour d’appel pour des questions de préséance, de rang dans les manifestations judiciaires, de sièges réservés dans les tribunes officielles, ses pointes, aussi acérées quand elle atteignait son but que quand elle l’avait manqué, avaient fini par faire le vide autour d’elle. Pour jouir d’un nouveau terrain de manœuvres, elle était parvenue sur le tard à se ménager des entrées dans la société universitaire à la suite de son époux qui donnait des cours de procédure à la Faculté de droit. À l’entendre, elle assurait la formation d’une cohorte d’apprentis juristes qu’elle désignait comme « mes étudiants » et qu’elle pilotait à gauche et à droite sous prétexte de leur faire découvrir divers aspects de la vie extra-universitaire liés à l’objet de leurs études. Comme on pouvait s’y attendre, sa passion pédagogique aboutit à une dispute retentissante qui l’opposa à Madame Lavalette, assistante de droit civil dûment diplômée par l’Université, à laquelle elle livrait une concurrence sourde que cette dernière ressentait comme illégitime et déloyale. Chacune des deux femmes reprochait à l’autre d’empiéter sur ses justes prérogatives et l’altercation publique qui leur permit d'échanger leurs griefs sous le plafond de la salle des pas perdus attenante à l’ancienne salle des audiences correctionnelles mit fin au monitorat juridique de Florence.

En mai 1962 je fis en même temps que Jean-Yves ma communion solennelle sous l’égide de l’aumônerie du lycée Boileau. Cette année-là, l’appellation « profession de foi » s’imposait d'autorité, sans qu’on comprît pourquoi l’ancienne manière de dire était tout à coup frappée de caducité, et l’aube remplaçait le classique brassard qui ornait auparavant la tenue endimanchée du communiant. J’eus la surprise, tandis que nous répétions à l’église les mouvements et évolutions qui allaient assurer le bon ordre de l’office, d’apercevoir Madame Michalon, présente sur les lieux. Apparemment très affairée, elle parlait à deux ou trois autres femmes avec son animation coutumière. Florence dont les crises mystiques n’étaient pas des plus flagrantes, n’avait évidemment pas manqué de s’insinuer dans le groupe des mères de lycéens chargées d’organiser la cérémonie religieuse aux côtés de notre aumônier…

Quand Monsieur Michalon fut nommé président de chambre, son épouse réussit une sorte de performance. Avant même de s’être rendue sur le lieu de la nouvelle affectation de son mari, elle avait réussi, en multipliant les appels téléphoniques sournois ou impérieux, à diviser en deux clans désormais irréconciliables les agents de service du palais de justice d’Ambieux où elle-même ne devait mettre les pieds que deux ans plus tard.

Rapidement, la Peste florentine recueillit des magistrats ambionnais l’ostracisme auquel la magistrature mirmontoise l’avait condamnée pour se protéger de ses initiatives malavisées, de ses incessantes pétitions et de ses intrigues. Par bonheur, si la Michalon était calculatrice, ambitieuse et prête à recourir à tous expédients pour atteindre les cimes auxquelles elle se croyait destinée, sa nature véhémente l’amenait à commettre des maladresses. Elle gâtait sa courtisanerie par son caquet impudent, son mépris stupide de l’adversaire et une bêtise tout court qui la faisait se couper dans ses propos et l’empêchait de donner durablement le change. Le souci de ses intérêts la dominait trop pour qu’elle parvînt à se contrôler. Elle se perdait dans les nœuds embrouillés de sa diplomatie, incapable de maintenir un cap, distraite aussitôt par une nouvelle ébullition de son humeur instable. Toute à ses haines changeantes, à la joie de calomnier, elle ne pouvait s'empêcher de révéler l'âcreté de son caractère chaque fois que les circonstances lui commandaient de satisfaire aux injonctions d'une susceptibilité toujours à vif.

(à suivre)

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