jeudi 16 août 2012

La Somme ecaudienne

Gérard Écaude :

 

Mon ancien condisciple Jean Chamboulive, apprenant que j’avais couché sur le papier quelques souvenirs de nos années de lycée, a eu l'amabilité de me remettre des extraits de la Geste Écaudienne qu’il avait écrite pendant nos années communes de quatrième et de troisième à Boileau.

Quelques mots sur Chamboulive (bien que nous n’ayons jamais été à proprement parler des amis mais seulement des camarades).

L’auteur de la Geste Écaudienne était un garçon souvent imprévisible ; il donnait l’impression d’évoluer dans un monde un peu parallèle qui se serait trouvé hors d’atteinte des règles conventionnelles du lycée dont tous ses efforts tendaient en apparence à le démarquer. Au gré de ses inspirations, et généralement à rebours de ce qu’on attendait de lui, il hésitait entre deux attitudes opposées ; ou bien se mettre en avant pendant un cours avec une insistance intempestive, ou bien se faire oublier quand notre participation active était au contraire sollicitée. Un dérivé d’orgueil et de conscience critique de soi, le poussait à dédaigner toute collectivité à laquelle il appartenait, pour cela même qu’il en faisait partie. Son goût de l’indépendance joint à une tournure d’esprit plutôt conservatrice lui donnait une personnalité difficile à saisir, qui devait le désarçonner lui-même, comme nos maîtres dont il avait à subir l’autorité.

 J’aurai plusieurs écrits de Chamboulive à insérer dans mes chroniques mirmontoises.

La Geste Écaudienne empruntait son nom à notre premier de classe, Gérard Écaude, dont la réussite constante et indiscutée entre la sixième et la troisième avait fini par produire chez la plupart de ses camarades une réaction d’agacement fataliste. Écaude triomphait à chaque composition. Les interrogations de toutes sortes auxquelles, nous autres, n’obtenions que des résultats irréguliers et toujours aléatoires, étaient pour lui autant d’occasions de dominer le classement. Sa supériorité connaissait cependant une limite : les cours d’éducation physique dont les trophées tombaient en d’autres mains. Mais ses parents avaient obtenu de l’en faire dispenser, non que sa santé fût trop fragile mais parce qu’ils pensaient que leur fils gagnerait davantage à pouvoir consacrer les heures de gymnastique et de plein air à l’étude des matières intellectuelles et que sa moyenne serait d'autant meilleure qu’il n’aurait pas à y inclure les notes des disciplines sportives dont le niveau, dans son cas, avait peu de chance de dépasser la mention « passable ».

Écaude était le fils unique de parents déjà âgés ; sa mère tenait au lycée le secrétariat du censeur et le mari enseignait la physique-chimie dans un autre établissement de la ville. Notre camarade offrait tous les stigmates de l’enfant délicat, couvé par un ménage timoré et méticuleux. Potelé, il portait la plupart du temps un manteau matelassé et rebondi dont on sentait qu’il recouvrait une épaisseur de deux ou trois pull-overs enfilés les uns sur les autres. Une volumineuse écharpe venait compléter ce blindage vestimentaire qui le faisait ressembler à un tube de colle cylindrique entêté de son bouchon à vis. Écaude qui pour le fond n’était pas un méchant garçon avait tiré de la liste impressionnante de ses succès scolaires une fatuité heureuse qui lui suffisait à combler toutes les interrogations de la vie. Son énergie était d’ailleurs consacrée pour l’essentiel à ses études car sa suprématie dans les honneurs scolaires, si nul ne songeait à la lui discuter, prenait racine dans un comportement obéissant et besogneux beaucoup plus que dans des facilités d’intelligence dont il aurait été abondamment pourvu.

Tandis que ses camarades discutaient ou jouaient, l’élève Écaude révisait dans la cour de récréation. Il ne se passait pas une interrogation écrite qu’il n’annonçât, après avoir remis sa copie, que cette fois il avait complètement raté, qu’il était resté totalement sec, que sa note serait abominable... et il jouissait ensuite de l’étonnement qu’il croyait avoir provoqué lorsque le professeur, rendant les devoirs, le proclamait sans surprise le meilleure élève de la classe. D’une tenue exemplaire jusqu’à ce que retentît la sonnerie qui signalait la fin de l'heure de cours, Écaude n’en prenait pas moins sa part des accès de turbulence scolaire. Il était de ces élèves raisonnables qui sont toujours prêts dans les moments d’effervescence où la discipline du cours de relâche, à rire sous cape aux dépens du plus faible, qu’il s’agît d’un professeur débordé par un chahut collectif ou d’un cancre rudement moqué par la classe.

Telle était la psychologie, assurément courante, de Gérard Écaude. On aura déjà compris qu’en classe de quatrième, ce lycéen modèle poursuivait sa parabole laborieuse et infantile sans rien dénoter des approches de l’adolescence dont les premières manifestations influençaient déjà la sensibilité et l’esprit de bon nombre de ses camarades.

Chamboulive s’était donc lancé dans la rédaction d’une charge littéraire où il imaginait notre condisciple Écaude au siècle des lumières, et le dépeignait sous les traits du descendant d’une noble lignée, présomptueux et engoué d’Encyclopédie, qui finissait à la fleur de l’âge guillotiné sous la Terreur. Un dessin au stylo à plume signé « David » immortalisait le moment dramatique où le malheureux Gérard d’Écaude, le lointain ancêtre de notre camarade, était décapité en place de Grève sous les clameurs d’une foule de sans-culotte criant « À mort l’aristo ! » et brandissant des têtes sectionnées, fichées sommet d’une forêt de hautes piques. Cette gravure révolutionnaire fut confisquée par Monsieur Corbier pendant un de ses cours de français où elle passait de table en table, dissipant son auditoire ; elle tomba dans les cartons du professeur qui ne la rendit jamais à son auteur.

Comme Écaude avait fini par avoir vent de l’œuvre dont il était tout ensemble l’inspirateur et le personnage principal, il demanda à en prendre connaissance ; Chamboulive, libéral, lui prêta La Geste Écaudienne qui comportait déjà l’essentiel des différentes livraisons qu’il réunit dans sa version définitive. Flatté d’avoir été pris pour sujet d’un travail littéraire, quand même son contenu était satirique, Écaude le communiqua à ses parents qui, d’après ce qu’il rapporta ensuite à l’auteur, avaient beaucoup moins apprécié que lui la tonalité comique de l’ouvrage.

J’extrais de La Geste de Chamboulive la page qui suit : l’auteur y paye un juste tribut au manuel de littérature le Lagarde et Michard où toute une génération d’élèves dont nous étions, puisa ses références intellectuelles, et le plus souvent les clichés de son inculture littéraire.

 

(à suivre)

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