lundi 13 août 2012

Le Mariage de Jacqueline (1974)

 

La cérémonie de mariage de Jacqueline à Coligny-sur-Drée s’est bien passée samedi. Evelyne un peu triste pendant la soirée, sans doute parce qu’elle regrette les bons moments partagés avec son amie Jacqueline dont le mariage, même si le mari est un garçon amical et ouvert, aura pour effet de les éloigner l’une de l’autre ; aussi parce qu’elle-même, à vingt-quatre ans, aimerait se marier, sans que l’occasion s’en soit encore présentée. Elle sent en elle des velléités de fantaisie que contrarie le pragmatisme insipide des gens installés, dont les soucis lui paraissent mesquins et prétentieux ; mais, tout en se jurant de ne jamais leur ressembler, elle rêve au fond de les imiter et de sortir du célibat. La liberté d'être soi-même, si précieuse à vingt ans, déroule devant elle, maintenant que les amis se dispersent et se marient, des perspectives moins riantes dont le champ se resserre avec les années… Bertrand est là, détendu, nageant dans cet optimisme intelligent et naturel dont il savoure les ressources inépuisables. Jean-Adrien très en forme. Il plaisante avec beaucoup d’entrain et même, le lendemain, pendant le retour en voiture, déploiera une verve que je ne lui soupçonnais pas.

Nous dansons, buvons, mangeons jusqu’à trois, quatre heures du matin… Après avoir consommé vins et champagne au buffet, Jean-Adrien suivi d’Evelyne s’est installé au bar du rez-de-chaussée où il a absorbé plusieurs whiskys ; il donne à partir de là des signes non équivoques d’ébriété. Je les rejoins avec Sophie, une étudiante en lettres qui était la voisine de chambre de Jacqueline à l’époque où celle-ci logeait dans les bâtiments de la cité universitaire. Nous retrouvons Bertrand qui est descendu peu avant rejoindre la joyeuse société, lui-même accompagné d’une étudiante en sciences économiques que je connais seulement sous le prénom de Julienne. Jean-Adrien arbore un sourire de vague satisfaction, le torse bombé, les jambes mal assurées ; il lance tout autour de lui des regards brumeux et conquérants et monopolise l’attention générale par son euphorie bavarde, teintée d’agressivité. Il salue notre arrivée en ces termes : « Ça marche pour toi, Louis ? », à la fois ironique et fat, à quoi je réponds brièvement par un « oui » de principe, car il courtise avec une audace d’homme éméché, qui ne trompe pas sur son degré de conscience, une jeune femme dont le mari est sensiblement dans le même état que lui. Elle se défend en riant.

Comme je lui fais remarquer qu’il a sans doute bien bu, il réplique qu’il se sent parfaitement bien et ajoute avec esprit qu’il ne m’interroge pas, lui, sur mes détournements de mineure, allusion à une adolescente de quatorze ans que j’avais invitée un peu plus tôt à danser devant un Jean-Adrien ouvertement goguenard. Déjà pendant la soirée ce thème de plaisanterie était revenu à plusieurs reprises dans sa bouche alors qu’il venait me prendre par le revers de mon veston pour le secouer de bas en haut en commençant généralement par : « Mais tiens-toi droit, Louis ! », symptôme qu’il avait légèrement dépassé la dose. Nous prenons tous un alcool et Jean-Adrien qui estime avoir sauvegardé sa lucidité commande un nouveau whisky. Il ne tarde pas à abandonner la jeune femme à qui il multipliait les avances et va s’attabler sans plus de transition au comptoir du bar auprès du mari pour qui il paraît éprouver une irrésistible amitié. Il reste là jusqu’à la fin de la soirée à comploter de façon décousue avec cette  nouvelle relation et avec le tenancier de l’établissement qui lui sert plusieurs verres jusqu’au moment où, l’heure tardive aidant, nous décidons de quitter les lieux.

Non sans difficulté j’entraîne dehors Jean-Adrien qui veut rester et nous assure qu’il regagnera par ses propres moyens l’appartement de sa sœur où lui, Bertrand, Evelyne et moi, logerons pour la nuit. Nous lui reprochons de vouloir nous lâcher, et lui promettons qu’avant de nous coucher nous avalerons un dernier whisky (en puisant dans la cave de son beau-frère, absent). Chose promise, chose due. Evelyne s’étant chargée de nous véhiculer, nous nous retrouvons peu après à siroter, dans le calme banlieusard de Coligny-sur-Drée, un ultime whisky de clôture.

C’est le moment que choisit Jean-Adrien pour révéler d’un air sombre et soudain découragé : « Eh bien mon pauvre Louis, on n’a pas pu avoir notre chance parmi tous ces pédés ! » Passé le succès d’hilarité de cette proclamation tout de même déconcertante, nous le prions de nous éclairer sur la présence de ces « pédés » dont le rassemblement nous avait échappé. Il s’en explique :

« Le patron !... Si je t’assure, il en est, cent pour cent. Il m’a dit des choses, mais… dégueulasses, tu ne peux pas imaginer. » [On n’a jamais pu savoir ce que recouvraient ces mystérieuses propositions.] Il n’a même pas voulu qu’on paye les consommations, tu as bien remarqué ! [Elles étaient comptées dans les frais du mariage.] Ce type-là, si on avait voulu, il aurait fait n’importe quoi, il se serait mis à genoux devant nous : le pédé intégral. Oui… c’était vraiment écœurant… Et le mari de l’amie de Jacqueline, oui, lui aussi ! C’était la même chose, si, si… (Sur un ton plus sinistre encore :) Il était d’accord avec le patron, ça se sentait. Ah, c’est le vrai dégueulasse celui-là… dégueulasse !… Tiens !... Il l’est aussi, j’en ai bien peur !… D’ailleurs, je dois te remercier, Louis, de m’avoir retiré de ce milieu, parce que c’était, mais alors là - vraiment - dégoûtant… »

Je doute que nous en sachions plus un jour sur le Coligny-sur-Drée secret dont Jean-Adrien nous aura permis –grâce à son don de double vue, à moins qu’il ne se soit contenté plus banalement de voir double – d’entrebâiller une porte dérobée.

2 commentaires: