jeudi 9 août 2012

Une Etudiante

Depuis quelques temps Marianne change d’humeur. Alors que nous l'avions connue coquette et conciliante comme une jeune fille qui cherche normalement à plaire, voilà qu’une tendance nouvelle se déclare chez elle : prompte à s’enflammer pour des abstractions, elle s’exprime avec véhémence sur des sujets qui, il y a trois semaines encore, l’auraient laissée totalement indifférente. Son ardeur à la dispute est en lien direct avec la situation de quarantaine sentimentale où elle languit, et elle s’accentue au fur et à mesure que son attente est déçue. Sans doute la solitude exalte-t-elle l’imagination ; d’autant plus, pour Marianne, qu’elle se double d’un espoir de réconciliation qui tarde à s’accomplir. C’est en tout cas le désappointement qui domine en elle, le sentiment d’être maltraitée par la vie ; et la perte de confiance en soi qu’engendre ce constat d’échec la rend souvent agressive, elle qui, quand tout allait bien, avait un caractère sociable et accommodant.

Ses propos sur des thèmes aussi rebattus que l’égalité sociale, la condition féminine, les libertés publiques etc., inévitables entre étudiants en droit, révèlent, qu’elle soit d’accord avec nous ou d’un avis opposé, l’émoi ombrageux qui sert d’aiguillon à ses impétueuses convictions. Le besoin de revendiquer qu'elle fixe parfois sur des objets infimes, n’efface cependant pas toujours ses élans insouciants d’autrefois. Marianne retrouve quelque chose de ses réactions d’antan quand ses éclats de voix lui ont permis d’exprimer son mal intérieur, et, grâce à l’énergie dépensée, l’ont provisoirement apaisée.

Par bonheur, le dogmatisme humanitaire n’a pas encore totalement pris possession de la nature étourdie et légère de Marianne, et il me semble de l’intérêt de tous, comme du sien en particulier, qu’il n’y parvienne jamais.

Simplement, depuis que l’étudiant en médecine, Viard, dont elle partageait épisodiquement l’existence et qui finançait sans doute un certain nombre de ses loisirs – elle l’appelait couramment « l’homme de ma vie » – depuis que ce camarade lui a préféré une autre compagnie féminine, Marianne confond son état d’abandon avec tout ce qui subit de par le monde un sort d’iniquité comparable, et articule, comme un truchement à sa propre défense, le plaidoyer des opprimés de tous bords, de son ton de voix maintenant fervent et plaintif. Quiconque s'apprête à la contredire, se trouve moralement dans son tort avant même d’avoir proféré une syllabe. Elle mêle à ses doléances un sentiment de scandale qui imprègne la totalité de son être et, mezzo voce, semblable à un écho assourdi, le gémissement d’une tristesse dont elle vit, sans les comprendre, les états désenchantés. Après un temps de recueillement nécessaire, elle repart de l’avant, enchaînant les formules qui émaillent depuis peu ses propos : « mais enfin », « hé bien, non alors », « je ne sais pas, moi, mais c’est pas possible… », « bon bin zut, c’est vrai quoi », « mais ça ne peut pas rester comme ça », des « je ne sais pas, non ? » ardents qui évoquent les locutions invariables dont usent les enfants lorsqu’un malheur les atteint.

Pour Marianne, le monde entier doit être refait ; et en l’absence d’une solution pratique ou d’un projet précis, le meilleur moyen d’y parvenir est encore, selon une formule aujourd'hui à l'honneur, de tout flanquer bas de l’édifice social. « Ce sera toujours ça. » Une solution aussi radicale, qui exclut délibérément l’éventualité d’un remède pire que le mal, dissimule à peine la volonté paresseuse de confier la réformation de sa vie à un bouleversement extérieur, qui la dispenserait de toute initiative et de tout effort de mise en œuvre ; une aventure en forme de déflagration qu’il suffirait à Marianne d'appeler de ses vœux pour repartir d'un meilleur pied. Ses protestations qui sont une façon de porter le deuil de sa liaison défunte, s’expriment à travers le bagage des fiches de lecture, exposés, nomenclatures et bibliographies que l’instruction publique lui a inculquées. Elle a fait l’achat d’un chemisier noir et d’un imperméable de la même couleur où elle transpose inconsciemment son veuvage. Les vérités apprises par Marianne, dont l’absolu s’imprime sur les réseaux les plus ténus de sa sensibilité féminine, prêteraient à sourire s’il n’était pas inquiétant, comme il l'est pour chacun de nous, de voir sa personnalité confondre l’empire qu’elle s’adjuge sur soi, avec le gouvernement du monde.

Je me souviens d’une soirée au début de l’année 1973, en février je crois, chez notre ami Jean-Adrien. Celui-ci nous recevait avec sa vieille maîtresse, Solange, qui avait à l’époque cinquante-trois ans et veillait jalousement sur lui ; celle-ci, dès qu’elle le put, fit aux étudiantes qui participaient à cette soirée la confidence de certains détails on ne peut plus indiscrets de sa vie intime dont l’étalage avait pour but de les convaincre de ses droits d’exclusivité sur l’objet aimé, âgé de près de trente ans de moins qu’elle et, à ce titre, pour elle difficilement remplaçable.

Une scène, à ce propos, me revient en mémoire ; elle a pour décor un restaurant de Mirmont, où nous nous étions retrouvés entre amis de la Faculté de Droit, parmi lesquels Jean-Adrien et sa pétulante Solange. Kellouche était là, comme d'autres étudiants habitués des lieux, et, nous voyant attablés, s’était approché pour échanger quelques mots avec nous et rompre un instant avec les ratiocinations politiques qui emplissaient d’ordinaire tout son esprit. Après un échange de banalités, il avait avisé la présence de Solange. Intrigué par la vue de cette femme dont les formes mûrissantes tranchaient sur la fraîcheur de son entourage, il comprit à certains signes qu’elle était plus étroitement attachée à son voisin de table, Jean-Adrien, avec lequel elle échangeait des marques de familiarité ostensibles. Malgré le caractère affiché de leur entente, Kellouche se trompa sur la nature des liens qui les unissaient. Désignant Jean-Adrien du doigt, il interpella Solange avec une curiosité sympathique mais gaffeuse et lui demanda, pour l'amusement des autres convives : « C’est votre fils, Madame ? »

(à suivre)

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