dimanche 5 août 2012

Professeur BOUIN (1970)

 

Vers deux heures, Florentin et moi, rencontrons Gilles Gros, le fils du procureur général, qui sort de la bibliothèque de Droit. Florentin qui ne l’a pas reconnu à cause des lunettes que Gros porte uniquement pour ses travaux écrits et ses lectures, le salue d’un cérémonieux « Bonjour Monsieur ». Nous faisons parler Gilles de notre condisciple Marie-Pascale Lambert afin de savoir s’il a appris qu'elle s'était mariée. (Florentin vient de rencontrer la jeune fille qui l'a quitté en lui disant « je vais rejoindre mon mari » après une bizarre conversation au cours de laquelle elle déclarait avoir récemment perdu un enfant. Or le témoignage d’une amie de Marie-Pascale, en plus de ce que je connais personnellement de sa famille et de son mode de vie, contredit absolument ses paroles et nous la soupçonnons d’être folle.) Je précise à Gros que ma question s’inspire d’une rumeur absurde qui court la Faculté, à laquelle je me garde bien sûr d’accorder le moindre crédit.

– Ce que tu me dis ne me surprend pas répond Gilles, sans autrement s’attarder à mes réserves ; j’ai moi-même entendu Marie-Pascale appeler une fois un type « mon ex-mari » en lui disant bonjour ; et ce type lui avait répondu « Bonjour mon ex-femme »… Comme Marie-Pascale est tout sauf le genre de fille à étaler ses anciens flirts, on peut fort bien penser qu’elle a été effectivement mariée. C’est, certes, seulement une supposition… Mais mariée, cela me paraît tout à fait possible. D’ailleurs elle n’est pas si jeune : elle a vingt-deux ans !

– Tant que ça ? dis-je.

– C’est mon âge, reprend Gilles mi-figue mi-raisin. En tout cas, elle n’est qu’en seconde année de licence ; et pour une fille qui a une constitution solide et n’a certainement pas eu de gros problèmes de santé, on comprend mal qu’elle ait pris sans une raison particulière, un retard si important dans ses études…

Un beau raisonnement qui nous paraît irréfutable, à Florentin et moi, surtout que Gros, pour en accentuer encore le côté persuasif, se présente aujourd’hui sous un jour spécialement répugnant : un veston gris à chevrons taché de graisse, trop étroit et dont les manches trop courtes laissent dépasser les manchettes élimées d’une chemise jaunie, plus râpée par l’usage que par le lavage. Le négligé de sa tenue jure d’autant plus  avec l’attaché-case qu’il tient au bout du bras, comme l’accessoire emblématique du juriste compétent dont il porte l’estampille.

Nous remarquons, Florentin et moi, que Gros, à force de réfréner et de contraindre sa diction bégayante, parle maintenant avec une sorte d’accent chantant qui constitue pour ce breton bretonnant un luxe méridional saugrenu…

(Nous verrons plus tard que la conversation que je viens de rapporter, si on la considère à la lumière des évènements plus récents, relève de ce mystère insolite qui imprègne certaines des circonstances en apparence insignifiantes de la vie quotidienne. [voir ci-après : La Famille Gros])

Nos propos sont interrompus par la venue du professeur Bouin qui s’avance vers nous pour échanger quelques mots avec Gilles. Celui-ci, grâce à sa réputation d’étudiant de valeur dont la carrière juridique apparaît d'avance couronnée de lauriers, tient dans la Faculté de droit de Mirmont un rang intermédiaire entre le corps enseignant et l’obscure population des étudiants sans avenir. Aussi a-t-il la faveur des professeurs qui lui confient certaines tâches de monitorat (exposés venant compléter tel ou tel cours magistral, aide aux débutants dans la bibliothèque). Après lui avoir délivré son message, Bouin, pour s’éviter de prendre congé le premier, se voit obligé d’engager une conversation avec nous trois, Gros, Florentin et moi. Il se dandine timidement d’un pied sur l’autre, mal assuré, s’exprimant à mi-voix, souvent sans trouver à terminer ses phrases. Il fixe anxieusement son interlocuteur de toute la puissance de ses yeux de myope.

La conversation s’engage sur la grippe à propos de laquelle le professeur lance une boutade qu’il veut spirituelle :

– J’ai été à Hong Kong l’année dernière mais je n’en ai pas ramené la grippe – ni des stupéfiants d’ailleurs !

Florentin et moi saisissons l’occasion de rire poliment à cette saillie qui amuse surtout son auteur.

– Ah ? Il y a du  trafic de drogue là-bas ?

– C’est une façon de se payer de la guerre des Boxers plaisante sentencieusement Florentin à qui Bouin et Gros font remarquer de conserve qu’il confond la guerre des Boxers avec celle des Boers. Le professeur Bouin trouve alors le moment approprié de me demander, comme s’excusant :

– N’avez-vous pas remarqué que ce matin je n’ai cessé d’accumuler les lapsus pendant mon cours ?

En effet, la cacophonie de Bouin, dans la matinée, n’était pas passée inaperçue de l’amphithéâtre et Florentin et moi nous en étions amusés comme l’ensemble de l’assistance.

Nous balbutions une réponse évasive, un peu démontés par la naïveté de la question. Pour le tranquilliser, Florentin ajoute que, sous l'influence de la fatigue, chacun de nos professeurs a eu, un jour ou l’autre, des maladresses d’expression ou des confusions de mots à se reprocher.

– Par exemple, Monsieur Munier, l’an passé, avait cette difficulté. En fin d’après-midi, il buttait sur ses phrases quand elles étaient un peu développées ; il était souvent obligé de se reprendre.

La révélation étonne tout le monde, et il y a de quoi ! Florentin, faisant lui-même une confusion, a cité par erreur, au lieu du nom de Monsieur Régnier, obscur tâcheron du droit des finances publiques dont il veut évoquer les défaillances de langage, le nom de l’illustre professeur Munier, civiliste réputé, célèbre à la Faculté pour la netteté de son élocution et un don oratoire toujours prêt à accentuer sa virtuosité.

(à suivre)

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