vendredi 10 août 2012

Une Etudiante (suite)

Je reviens à la soirée donnée par Jean-Adrien dans la maison de ses parents dont il habitait une partie. C’était la première fois que je rencontrai Marianne. Le reste de la société était, au moment dont je parle, réuni à la cuisine où Jean-Adrien projetait sans doute avec Solange ces rendez-vous, démarches et invites pressantes qu’elle avait coutume, pour le tenir d'autant plus sous sa coupe, de lui imposer sur un mode impérieux, secret et compliqué ; Jacqueline, toujours active et curieuse, devait vaquer de son côté à quelque préparatif du repas. Tandis que les autres s’affairaient, Marianne et moi sirotions des apéritifs dans le bureau où les alcools étaient servis. Je revois la jeune fille, sa longue chevelure ensoleillée sur les épaules, un chemisier à petits carreaux dont la dominante était rouge, une jupe beige, un paletot vert, douce et vive comme elle était alors, délicatement posée dans l’encadrement d’un fauteuil Voltaire tandis que je la considérais depuis le canapé d’en face. L’atmosphère de ce début de soirée était des plus favorables à une discussion détendue, un peu paresseuse. Un morceau de jazz languide et mélancolique nous berçait, extrait de la discothèque de Jean-Adrien qui tirait gloire d’avoir été entendre deux ans plus tôt Ella Fitzgerald au grand théâtre de Mirmont où la chanteuse avait donné son récital devant une salle aux trois quarts vide. Le disque tournait dans le tiroir supérieur du meuble-écritoire dont la partie inférieure abritait les spiritueux. La lumière avait juste ce qu’il fallait de tonalité tamisée pour faciliter les échanges.

Nous avions déjà pris qui du porto, qui du whisky et nous ne savions pas grand-chose l’un de l’autre... J’écoutai celle qu’on m’avait présentée comme étant Marianne, une étudiante de troisième année de droit public, qui m’exposait les méfaits du colonialisme portugais sur lesquels elle venait de se pencher à l’occasion d’un dossier qu’elle avait dû constituer pour la Faculté, ce dont je me fichais pas mal… J’écoutais dans un état de léger engourdissement où les mots propagent leurs ondes propres qui n’ont rien à devoir à leur sens, tout au charme de l’instant et conquis par le tableau à peine réel d’une conférencière de vingt-deux ans expliquant avec une persuasion gracieuse et un rien de frivolité une question de politique internationale sur laquelle il était évident qu’elle n’avait aucune clarté personnelle. J’approuvai, sans prendre la peine de suivre l’enchaînement de ses propos, sensible au phrasé et à la gravité du timbre que relevait un léger chuintement qui constituait moins un défaut de prononciation qu’une inflexion discrètement expansive de la voix. Les modulations du morceau de jazz l’accompagnaient comme un contre-chant dont la musicalité l’emporterait finalement sur le motif de la mélodie principale. J’avais garde de ne pas briser l’harmonie fugace qui baignait cette démonstration superflue mais poétique de droit international public, immobilisée dans mon souvenir comme un bref aperçu d’éternité.

Oui, depuis cette soirée où nous avions fait connaissance, Marianne avait bien changé. Les mésaventures du colonialisme ne formaient plus son sujet de prédilection. Elle était maintenant attelée à une étude sur Les statuts de la Comédie française à laquelle elle accordait à son tour une importance cruciale ; je m’en étais étonné lorsqu’elle m’en parla pour la première fois ; j’avais cru comprendre que son travail portait sur la statuaire de la Comédie française et il me paraissait que le temple de l’art dramatique français ne présentait à ce titre aucun intérêt...

L’enthousiasme tourmenté de Marianne, alliage de difficultés personnelles et d’idées générales dont les premières déterminent les secondes, exige qu’elle ne soit contredite qu’avec douceur et encore, le moins possible. Parce que s’il est loisible de débattre avec une intelligence sans risquer d’y froisser des tissus trop sensibles, le cœur des autres, lui, ne se prête pas au débat – et c’est bien de lui en l’espèce qu’il s’agit !

 

[Marianne peu après fit la connaissance d’un jeune médecin qui terminait son internat à Mirmont ; elle l’épousa dans les mois qui suivirent. Il ne fut plus question de « l’homme de sa vie » qui l’avait fait tant souffrir, ni des colons portugais, ni du fonctionnement du Théâtre Français. Ils ont eu des enfants. Abandonnant les grands horizons du droit international public, Marianne s’est reconvertie dans l’étude de la psychologie qu’elle pratique aujourd'hui au sein d’un établissement d’aide sociale. Elle s’intéresse aussi à la psychanalyse.]

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